Exhibit B, une œuvre à portée universelle
Présentée au Centquatre, à Paris, l’exposition de Brett Bailey est une puissante arme contre tous les racismes, quand certains en appellent à son annulation au nom de l’anti-racisme.
dans l’hebdo N° 1331 Acheter ce numéro
Les uns après les autres, émus et impressionnés, ils sortent par la porte qui clôt, ce 29 novembre, le parcours de l’exposition-performance Exhibit B , de Brett Bailey, dramaturge, metteur en scène et plasticien sud-africain. Ce sont des élèves de première d’un lycée de Montreuil. Ils viennent d’être mis en présence, grâce à leur professeure de théâtre qui les a emmenés ici – au Théâtre Gérard-Philipe [^2], à Saint-Denis – d’une œuvre qui évoque ce qu’ils n’ont pas (ou fort peu) appris à l’école : l’humiliation, l’exploitation et le martyre des Africains par les puissances coloniales depuis le XVIIIème siècle, et ce jusqu’à nos jour, avec l’enfer que vivent les sans papiers et les reconduits à la frontière. Dehors, les manifestants, qui ont répondu à l’appel du collectif anti-Exhibit B, exigent l’annulation de l’exposition, parce qu’elle serait « raciste » , aux cris de : « A bas les zoos humains ! » Deux jours plus tôt, ces mêmes opposants avaient hué des élèves d’un lycée de Saint-Denis qui sortaient du théâtre après avoir vu l’exposition. Scène d’autant plus marquante que des deux côtés les Noirs étaient majoritaires. Mais entre les lycéens et les manifestants, une différence fondamentale : les premiers ont vu Exhibit B , alors que les seconds s’y refusent et se sont déterminés à partir d’images circulant sur Internet ou de ouï-dire.
Rien ne remplace la confrontation avec une œuvre. Le flot d’impressions et d’émotions qui nous saisit face à elle nous permet d’en témoigner, outre les informations qu’on peut en avoir. Quitte ensuite à la contester ou, le cas échéant, à l’attaquer en justice [^3]. Sinon, toute parole à propos d’une œuvre relève de l’à-peu-près, de l’instrumentalisation, voire du mépris envers le travail artistique.
Visiter Exhibit B , c’est par exemple se rendre compte que les différents « tableaux vivants » constituant l’exposition ne sont en rien des reproductions littérales, naturalistes, de ce qu’on a appelé les zoos humains. Bien sûr, on est saisi d’effroi en voyant deux Pygmées, « trophés ramenés en Europe du Congo français » pour le musée d’histoire naturelle de Bruxelles, à côté de têtes d’antilopes, ou un homme porter un récipient rempli des mains coupées de ceux qui ne récoltaient pas assez vite le caoutchouc. Mais contrairement à ce qu’en ont dit les opposants d’ Exhibit B , il n’y a pas de complaisance chez celui qui montre parce qu’il ne suscite aucun voyeurisme chez celui qui regarde. Les personnages ne sont pas davantage « réifiés » , terme souvent employé par ceux qui demandent la censure, les Noirs n’y étant jamais montrés comme des choses. Pourquoi ? En raison du regard des comédiens, qui interpelle chaque visiteur en se posant sur lui avec insistance. Libre à celui-ci de le soutenir ou de le fuir, de baisser les yeux comme on le fait quand on a honte. S’il soutient le regard – c’est-à-dire s’il s’engage –, le spectateur se rend disponible au dialogue qui s’instaure, muet de mots mais riche d’interpellations et d’histoires vécues. Ainsi, ce jeune homme venant du Congo, demandeur d’asile, dénommé « objet trouvé » pour ne pas dire « mis au rebut », dont le regard frontal, réprobateur, presque inquisiteur, renvoie chacun à la politique migratoire de son gouvernement, mais aussi à son apathie ou à son impuissance propre, autrement dit à sa responsabilité individuelle. Ou bien cette femme assise derrière un grillage. Elle a un certain âge, son regard est doux et fatigué. Il y a dans ses yeux toute la profondeur d’une mémoire, celle des « damnés de la terre » chers à Frantz Fanon, celle d’un peuple si longtemps aux prises avec la ségrégation raciale, mais qui a su ne pas s’y résigner. Sur le cartel, il est dit que cette femme est née en Afrique du Sud d’une mère « blanche » , mais que selon la loi de l’enregistrement de la population, un des outils de la politique d’apartheid, elle a été classée, comme son père, « de couleur » . Placée dans la première salle de l’exposition, elle rappelle d’emblée que les notions de « Noir » et de « Blanc », qui paraissent si naturelles, sont aussi des constructions politiques et sociales.
Les yeux dans les yeux, le spectateur et le comédien s’interrogent intérieurement sur la manière dont l’autre vit ce moment. Pour les comédiens, des éléments de réponse sont donnés dans le dernier espace de l’exposition, dite « salle de réflexion » . Là, les visiteurs peuvent écrire leurs impressions, et lire un texte rédigé par chaque performeur. Par exemple, Laëtitia Lalle Bi Bénie a écrit : « Grâce à cette expérience, je vais habiter un corps qu’on a mal regardé et qui en est encore meurtri. Vous vous arrêtez et nous nous arrêtons sur des corps qui hantent notre histoire passée et présente pour mieux les regarder, les soulager et les libérer. » Quant à Eric Abrogoua, il rapporte des accusations entendues : « Tu es une honte pour les Africains » ou « Espèce de faux Noir » . Il commente : « C’est à se demander qui tient la mesure de la noirceur » .
Mais il n’y a pas que les regards. La scénographie de Brett Bailey s’avère d’une complexité remarquable. Si les décors coloniaux sont évoqués avec soin, dans toute leur élégance, indissociable de leur cruauté, quelque chose d’autre émerge. C’est ainsi le cas dans la chambre où une « odalisque noire » est assise de dos, le cou pris dans un collet et enchaîné, le visage tourné vers un miroir, qui permet à la comédienne de regarder les spectateurs. Une musique européenne – Schubert – conforte la suavité de l’endroit, contrebalancée par une photographie montrant des Noirs pendus sous un arbre. Quelque chose dans le dos nu de la femme tranche. Un éclat franc, cru et vibrant. Celui de sa peau somptueuse. Ici la peau noire est non soumise mais transgressive. Le regard hautain de la comédienne et le dos magnifique du personnage, ensemble, disent non.
Sans aucune esthétisation, Brett Bailey va chercher la beauté qui persiste malgré l’humiliation. La beauté qui résiste. C’est encore plus flagrant dans la salle la plus sidérante de l’exposition. Celle dont tout le monde parle en sortant. Celle qui donne la chair de poule, fait fondre en sanglots. On y trouve trois grandes photographies placées en hauteur où figurent les têtes décapitées de Namas, ce peuple, avec celui des Herero, que les Allemands ont exterminé à 80 % au début du XXème siècle, et dont l’étude des crânes a servi de base à l’élaboration de la théorie des races inférieures, dans laquelle les nazis ont puisé. Au-dessous, quatre plots d’où sortent des têtes d’un noir intense, quatre chanteurs qui interprètent des mélopées d’une splendeur inouïe et obsédante, des chants namas traditionnels, arrangés par le compositeur Namibien Marcellinus Swartbooi. La grâce de ces chants côtoie la vision d’horreur. Elle est irréductible à toutes les atrocités commises. Là encore, c’est la beauté qui persiste malgré la barbarie, le souffle de l’humanité qui résiste à la déshumanisation.
Ce que nous fait ressentir ici Exhibit B dépasse la seule histoire terrifiante de l’exploitation des Noirs par les puissances coloniales. Partout où il y a tragédie de l’oppression, la petite lumière de l’humanité, même vacillante, ne s’éteint jamais. Voilà la portée universelle d’ Exhibit B , qui donne à cette œuvre une dimension énorme. L’accuser d’être conçue par un Blanc pour les Blancs ou dénier à un Afrikaner la capacité de produire une œuvre restituant le drame des colonisés relèvent, à l’inverse, d’une bien mauvaise cause : le communautarisme. Et l’exigence de censure sonne comme un contresens absolu et dangereux. Exhibit B ne doit pas être prise pour (mauvaise) cible, mais comme une arme contre le racisme et une puissante expérience artistique qui dessille les yeux et élargit le cœur.
[^2]: où Exhibit B a été présentée du 27 au 30 novembre.
[^3]: C’est pourquoi nous étions contre l’interdiction préalable du spectacle de Dieudonné.
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