« Iranien », de Mehran Tamadon : Le salon public
Dans Iranien, un cinéaste athée a convié quatre mollahs pour tenter de s’entendre sur un hypothétique vivre-ensemble.
dans l’hebdo N° 1330 Acheter ce numéro
On se souvient du film réalisé en 2011 par Jafar Panahi et Mojtaba Mirtahmasb, qui se déroulait entièrement dans l’appartement du premier, condamné par le régime iranien, interdit de cinéma. Dans Ceci n’est pas un film, Jafar Panahi imaginait dans sa salle à manger quel serait son prochain projet, qu’il mènerait à bien dès qu’il le pourrait. Mehran Tamadon a tourné lui aussi Iranien dans une unique maison, propriété familiale située dans la campagne iranienne. C’est tout autant pour des raisons de contraintes que le cinéaste a choisi ce dispositif – le sujet de son film ne pouvant que déplaire aux autorités –, mais il le transforme en atout. Mehran Tamadon a demandé à quatre mollahs de venir passer deux jours avec lui dans cette maison pour tenter de déterminer quelles seraient les conditions d’un « vivre-ensemble ». Autrement dit, la maison, au-delà d’un simple décor de tournage, devient un endroit symbolique : chacun sa chambre, mais le salon figure un espace public en Iran. Un espace public à inventer, à discuter, à négocier, entre un cinéaste athée vivant le plus clair de son temps en France et quatre religieux, les seuls à avoir accepté de participer à ce film. Et ce après trois années de recherche d’interlocuteurs, qui tous, avant ces quatre-là, avaient décliné l’offre par peur ou par désaccord.
Dans cet espace public, comment peut-on se comporter ? Que peut-on dire, exposer, écouter ? En un mot : comment faire société ? Iranien est d’abord un film – toujours passionnant – sur les conditions de possibilité d’un dialogue interdit. Le cinéaste est sur la sellette avec sa proposition d’espace public laïc, c’est-à-dire, jugent les mollahs, « idéologique ». Ceux-ci estiment, en particulier l’un d’entre eux, un intellectuel féru de rhétorique et le plus habile dans l’argumentation, que, tout compte fait, les conceptions de Tamandon, parce que minoritaires, devraient être imposées comme celles d’un « dictateur ». Et le spectateur de prendre alors la mesure de la difficulté à représenter une position universaliste sans qu’elle soit, en Iran, considérée comme occidentale. Pour les quatre tenants de la République islamique, il vaut mieux des mesures strictes de contrôle que de faire confiance à l’être humain et à sa capacité à s’éduquer, à maîtriser ses pulsions. Au cours de ces disputes, on ne hausse jamais la voix. Au contraire, les heurts potentiels se dissolvent dans un humour partagé. Mehran Tamadon n’est pas prosélyte – contrairement aux autres –, il ne cherche pas forcément à convaincre ou à gagner le match. C’est qu’il a confiance dans le cinéma qu’il est en train de produire. Son film dessine une formidable utopie, comme le salon où ont lieu les échanges, lesquels seraient impossibles ailleurs. Plusieurs séquences montrent les à-côtés des discussions, tout aussi importants pour le rapprochement de l’un avec les autres : la cuisine faite en commun, telle information donnée sur la vie en France…
Enfin, il y a l’ombre des femmes, et leur présence-absence. Mehran Tamadon, dont la femme vit en France, a convié les épouses de ses interlocuteurs, mais elles sont tenues en retrait, ne participent ni aux débats ni aux repas avec les hommes. Au fil des discussions, les religieux acceptent de modifier les frontières de certains de leurs interdits – là réside une victoire du cinéaste –, mais leurs lignes rouges butent toujours sur la question des femmes. Par exemple, ils ne peuvent admettre qu’un chant féminin se déploie dans l’espace public. C’est pourquoi, au terme des deux jours, après avoir salué ses hôtes repartis chez eux, Mehran Tamadon a pour premier geste de faire résonner dans la maison la voix d’une femme interprétant le « chant de Deylaman »…