La peine d’une mère
Avec *La nuit commencera,* Thierry Illouz aborde les questions de justice sous un angle maternel. Vertigineux.
dans l’hebdo N° 1332-1334 Acheter ce numéro
Tombe le verdict : treize années de réclusion. C’est lourd pour un garçon de 23 ans qui n’a pas su répondre avec les mots à une humiliation et aux insultes, sinon par le meurtre. Ce n’est pas une mort, certes. Mais quelque chose dont « on ne sort pas », pour la mère de ce condamné. Alors il s’agit de négocier avec la peine et la honte, le regard des autres. Soit « un travail de l’esprit : trouver des formules qui sachent traduire, comprendre, mais aussi des évidences qui sauveraient d’une manière ou d’une autre du désespoir définitif ». Il convient encore de négocier avec ses habitudes quand tout est bouleversé, de se familiariser avec un mot comme « réclusion » et l’amabilité d’une porte de prison, le parloir, cette abjection.
Restent le ressassement dans le déséquilibre, le visage du rejeton, sa pâleur, celui de la présidente de la cour d’assises, prononçant « simplement » le fatidique « faites entrer l’accusé », menottes aux poignets ; restent ceux qu’on appelle « les proches de la victime », et cette commotion de la sentence. Enfermée dans son « devoir de mère », à pardonner un geste précisément impardonnable, plongée « dans l’acceptation résignée », elle ne conteste pas. Mais réclame son droit à autre chose, bien plus qu’une colère, qui cherche encore son nom. Thierry Illouz (par ailleurs avocat pénaliste) aurait pu livrer ce basculement d’une vie du point de vue du coupable, de sa compagne, d’un juré ou de la femme de la victime. Mais La nuit commencera s’avance dans la seule et lancinante douleur d’une mère, pas moins victime que la victime, à la manière d’une pietà désarticulée, rehaussant le drame en injectant dans le poids de la culpabilité l’effondrement maternel.
Tandis que se confrontent le temps du procès et celui du passé, gavé de ces multiples petites scènes d’intimité entre une mère et son fils, ce qu’elle nommerait l’amour, cette « capacité à convertir à l’égard de l’aimé les abjections en plaisirs ». Couches-culottes comprises. Se dessine ainsi le portrait de petites gens demeurant dans une cité HLM, en périphérie du centre-ville, « sans grâce aucune », dans « un alignement de bâtiments ocre jaune et une tour de la même couleur plantée là, comme un phare inutile et aveugle ». Là-dedans, on patauge dans une misère qui se tient, l’étroitesse des existences. On reste à quai, au bord. Au bord de la vie, au bord de l’amour, au bord des ambitions. Au bord de la route. Au bord de la justice, peut-être, parce que La nuit commencera en fait un tableau sombre, avec ses verdicts qui tombent diablement toujours tard le soir, dans la solitude des rues quand il faut bien rentrer, avec sa salle d’audience écrasante, lourde, ses tapisseries modernes de mauvais goût, un « décor dérisoire », des « menuiseries absurdes », des robes rouge et noire, son jargon tranché, de tristes hères dérouillés sous les lambris, dans la déroute des mots toujours, des jurés « ahuris », paumés dans une obligation civique, « consentant au glaive et au sentiment », contraints à « jouer un rôle qu’ils ne connaissent pas, auprès d’acteurs confirmés, expérimentés, roués », et un public nombreux, pas même « concerné », qui n’a rien à voir avec ce qui est arrivé, distingue si mal à propos cette agitation, « comment tout commence, se déroule et finit » .
Autant de traits inhumains, anéantissants, même, dans ce texte trempé d’humanisme. Traquant « le renversement du monde » dans le banal épuisé épuisant, « le réel qui vient cogner sur le visage » dans cette expérience paroxystique de la maternité, Thierry Illouz déploie un phrasé sec, vertigineux, au scalpel de mage et dans la fleur des nerfs, implacable, sans lyriser dans la défaite intime. D’une justesse impeccable (et de justesse à justice, il n’y a pas lerche) dans cette longue nuit commencée au verdict tombé.