« Les jeux vidéo poussent à la réflexion sur le monde et sur soi »

Selon Mathieu Triclot, les univers virtuels ne servent pas seulement à fuir le réel, ils permettent aussi de s’inventer de nouvelles potentialités.

Christophe Kantcheff  • 18 décembre 2014 abonné·es
« Les jeux vidéo poussent à la réflexion sur le monde et sur soi »
Mathieu Triclot est philosophe, auteur de Philosophie des jeux vidéo (La Découverte, 2011).
© SAGET / AFP

Le succès des jeux vidéo n’est plus à démontrer. Ceux-ci ont pénétré tous les types de foyers et de milieux, et s’adressent à toutes les générations. Quelle est leur spécificité ? En quoi les jeux vidéo correspondent-ils à nos sociétés ? Réponse avec le philosophe et praticien des jeux vidéo Mathieu Triclot.

Comment définir le plaisir éprouvé avec les jeux vidéo ?

Mathieu Triclot : On ne se demanderait pas comment définir le plaisir de la lecture ou du cinéma au singulier ! Les jeux vidéo sont extrêmement divers dans les expériences qu’ils proposent. On peut jouer avec la vitesse et le sentiment de vertige dans les jeux d’arcade. On peut explorer et prendre progressivement le contrôle d’un univers simulé dans un jeu de rôles. On peut bricoler avec les variables d’un système dans un jeu de gestion ou un simulateur urbain. Ou encore se laisser aller à des positions de contemplation qui rappellent celles du spectateur. Les jeux vidéo mélangent plusieurs formes culturelles. Autour des mécaniques ludiques, ils agrègent de la littérature, du cinéma d’animation, de la bande dessinée, des arts graphiques, de l’architecture, etc. Les jeux vidéo ne possèdent pas d’expérience fondatrice, à l’instar de la salle de cinéma pour le film. Ils ont toujours été pratiqués dans des lieux divers, sur des machines différentes. Les formes d’expérience qu’ils déploient retiennent quelque chose de cette diversité : l’arcade ressemble à la fête foraine, les jeux de simulation rappellent l’usage sérieux des ordinateurs dans les laboratoires, là où ils sont d’abord apparus au début des années 1960. Cette hétérogénéité est un des marqueurs des jeux vidéo. Toutefois, le plus grand défi pour ces jeux est sans doute d’aller au-delà du fun et du plaisir immédiat vers des expériences qui poussent à la réflexion sur le monde et sur soi. Certaines œuvres vidéoludiques y parviennent. Mais, ici comme ailleurs, l’art est l’exception plutôt que la règle.

L’effacement entre le réel et le virtuel que favorisent les jeux vidéo est-il dangereux ?

Ce reproche est adressé de manière récurrente à la fiction depuis Platon, qui chassait les faiseurs de fables de la République ! Aussi bien le roman que le cinéma ont engendré les mêmes angoisses. À l’inverse, on doit se dire qu’un jeu vidéo qui ne parviendrait pas à effacer cette frontière n’aurait plus guère d’intérêt. La notion de virtuel est à double face : ce peut être l’échappatoire où l’on se rassure et panse les plaies du réel, quitte à se retirer dans le narcissisme, mais c’est aussi le lieu où l’on peut imaginer et s’inventer d’autres virtualités. Une des caractéristiques essentielles du jeu tient à cette dimension du faire « comme si », du faire semblant. Jouer est une activité paradoxale qui demande de se consacrer avec le plus grand sérieux à une situation futile, sans quoi on se verrait reprocher de ne pas « jouer le jeu », tout en sachant que « ce n’est qu’un jeu ». L’attitude ludique se déploie dans cette bascule permanente entre le premier et le second degré. Ces polémiques sur l’impact psychologique des jeux vidéo sont repérables dès les années 1980. Aujourd’hui, le discours change, notamment en France. Ainsi, l’Académie de médecine et l’Académie des sciences se sont prononcées contre la validité scientifique du terme d’addiction pour les jeux vidéo. Qu’il y ait de la douleur et du malaise dans la civilisation ne fait aucun doute. En revanche, imputer cette douleur à des dispositifs techniques ou culturels comme les jeux vidéo représente une vraie conduite de fuite vis-à-vis du réel et des causes de ce mal-être.

En quoi le jeu vidéo est-il un objet emblématique du capitalisme ?

Au-delà même des contenus qu’ils véhiculent, ces jeux présentent la particularité remarquable d’être la première marchandise culturelle née de l’informatique. Cinéma, musique, littérature ont été numérisés après-coup, alors qu’eux sont indissociables de l’ordinateur. Les jeux vidéo sont une forme culturelle branchée sur l’objet technique le plus important du monde contemporain. Là, on ne joue pas seulement avec des univers de fiction, mais avec des mondes sous contrôle de la machine. Ces mondes, où dominent données, algorithmes et information, préfigurent ce que notre monde est en train de devenir. Il arrive que les jeux vidéo ressemblent fortement aux opérations du travail contemporain informatisé : optimiser des flux, traiter des interruptions, intervenir à distance en fonction d’indicateurs, recruter des collaborateurs sur un marché des compétences publiquement affichées, etc. Cette solidarité technique avec cet outil de gestion qu’est l’ordinateur positionne les jeux vidéo de manière ambivalente : comme un instrument d’ajustement et de dressage aux logiques informationnelles du capitalisme, mais aussi comme la forme culturelle qui est la plus susceptible de se confronter à ces logiques de mise en information du monde, de les critiquer et de s’en jouer.

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