À Thessalonique, la solution, c’est l’autogestion !
[Archives] Abandonnés par leur patron, une vingtaine d’ouvriers ont occupé leur usine et relancé une filière 100 % responsable. Une bataille qui parie sur les réseaux d’entraide locaux et internationaux.
Pour comprendre ce qu’était l’usine Vio Me, il suffit de traverser ses immenses hangars stockant encore les matériaux de construction, emballés et prêts à être emportés. Au fond de la cour, une dizaine d’ouvriers patientent en salle de contrôle, dans la chaleur du mois de juillet. Au mur, une télévision retransmet en continu les images des caméras de surveillance. « Nous nous relayons toutes les 8 heures, 24 heures sur 24, afin qu’il y ait toujours au moins deux ou trois personnes dans l’usine, au cas où l’ancien propriétaire tenterait de récupérer les machines », explique Dimitris, responsable du mélange des matériaux chimiques dans l’ancienne usine. Voilà trois ans qu’ils sont sur le qui-vive.
Le rêve autogestionnaire de Vio Me commence comme un cauchemar. Été 2011 : dans une Grèce criblée de dettes et accablée de mesures d’austérité, les ouvriers de l’usine de Thessalonique, grande ville du nord du pays, sont mis sur le carreau. Leur patron et les trente membres de l’administration ont disparu sans préavis. Les ouvriers ne touchent plus aucun salaire, mais ils ne sont pas officiellement licenciés. Ils ne peuvent donc ni prétendre à l’assurance chômage ni recevoir une indemnité de départ. De la bagarre qui s’ensuit, et autour du noyau syndical, naît l’idée de redémarrer une activité. « Le fait que nous ayons été abandonnés par le propriétaire nous dégradait, diminuait notre estime de nous-mêmes, raconte Dimitris. Et nous savions qu’il serait impossible de trouver un nouvel emploi. J’ai compris que c’était la seule solution pour moi et ma famille. »
L’ancienne production de colle, joints et matériaux de construction est trop coûteuse pour être reprise telle quelle. Vio Me doit donc se convertir. L’idée est lancée au cours d’une des assemblées de solidarité qui se tiennent pour soutenir la lutte : le détergent et tous les savons et produits d’entretien qui peuvent en découler. Une production qui ne demande pas d’énormes investissements. Avec des composants biologiques, une organisation horizontale du travail et une répartition égale des revenus, Vio Me tient sa filière entièrement responsable.
Février 2013 : vingt-deux ouvriers se lancent dans le projet, soit la moitié des effectifs de l’ancienne usine. Ils élaborent leurs premières recettes grâce à des procédés qui circulent sur Internet et reçoivent bientôt l’aide d’ingénieurs et de chimistes bénévoles pour monter leur production de détergent naturel, qui doit contraster avec les produits hautement toxiques qu’ils manipulaient jusqu’alors. « Ils ont tous une réflexion sur leur propre santé et celle des autres, raconte Eleni, membre de l’assemblée de solidarité. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils n’ont pas voulu simplement garder l’usine et vivre sur la solidarité. Ils voulaient gagner le respect tout en travaillant. »
Du savon est fabriqué à partir d’huile d’olive, d’eau, de carbonate de soude et d’essences naturelles. Mais aussi du liquide vaisselle, de la lessive à base de vinaigre, de l’adoucissant, des produits pour les vitres et du gel douche : le filon est facile à décliner. Installés dans l’usine, les ouvriers utilisent les anciennes machines, qu’ils connaissent par cœur, pour leur nouvelle production. Pour l’heure, après avoir partagé un café frappé pour commencer la journée, ils s’activent à conditionner le produit vaisselle, longuement brassé dans les mélangeuses. La mise en bouteille se fait à la main, avec un entonnoir. L’œil sur le thermomètre qui ne doit pas descendre en dessous de 60 °C.
Tout le monde est formé à l’ensemble du processus de production. Les décisions sont prises en assemblée générale et les ouvriers ont le même salaire : environ 300 euros par mois. Une somme modeste qui oblige certains à chercher un autre emploi pour compléter leur revenu. C’est le cas de Nick, qui a travaillé pendant dix ans pour Vio Me : « Heureusement, beaucoup de nos femmes travaillent aussi. Après trois ans de lutte, nous sommes fatigués, mais nous y croyons », raconte ce père de deux enfants. L’autogestion est parfois difficile, mais les conditions de travail ont totalement changé. « Avant, nous travaillions beaucoup pour des gens qui ne nous connaissaient pas et captaient une grosse part du profit, explique Dimitris. Nous ne voulons plus de ce système. Nous voulons gagner notre vie avec notre travail. »
Vingt-deux tonnes de savon pourraient sortir chaque mois de l’usine, mais le statut coopératif que les ouvriers ont décidé d’acquérir les en empêche. En effet, aux yeux de la loi, les locaux n’appartiennent pas aux Vio Me, aussi l’adresse du lieu de production doit-elle changer. Alors ils louent un petit local ailleurs. En cas de contrôle, la quantité qu’ils ont produite doit être conforme à la taille de leurs locaux. Ils ne peuvent donc pas produire autant que l’installation le permettrait. « C’est notre combat, maintenant. Nous espérons même, si nous retrouvons notre pleine capacité de production, pouvoir faire travailler d’autres personnes », confie Dimitris.
Récemment, le patron de l’usine est réapparu. Il mène une action en justice pour tenter d’obtenir la faillite de l’usine, synonyme de liquidation des biens. Il est aussi à l’origine d’un chantage aux indemnités – que personne n’a encore touchées – pour tenter de monter les ex-ouvriers de Vio Me les uns contre les autres et saper le projet de coopérative. Un conseil d’administration provisoire a été créé pour solder le sort de l’usine, avec – c’est une victoire juridique des ex-salariés – des experts indépendants et des ouvriers. Autre obstacle, l’emballage des produits n’est pas homologué. Ce qui empêche les Vio Me de vendre au réseau de distribution classique.
Néanmoins, un an et demi après son redémarrage, Vio Me connaît un succès d’estime. « Les ouvriers ont de bons contacts en Allemagne, aux Pays-Bas et en France », raconte Eleni. Les Vio Me ont ainsi noué des liens étroits avec les travailleurs de l’usine Fralib de Gémenos, dans les Bouches-du-Rhône. Ils tirent la totalité de leurs revenus des ventes militantes et survivent grâce au réseau de résistance aux mesures d’austérité, particulièrement actif à Thessalonique.
« Notre lutte devient aussi un espoir pour tous ceux qui veulent changer les choses, se réjouit Dimitris. On se sent forts, on sait que c’est dur, mais on est déterminés à ne laisser personne jouer avec nos vies. Je suis prêt à me sacrifier même si je dois perdre la dernière goutte de mon sang : je la perdrai ici. »
Aujourd’hui, un bras de fer judiciaire met les ouvriers face à Filgueram, la maison mère qui a déserté l’usine. Viendra ensuite un nouveau défi, sans doute le plus crucial : la construction de leur propre filière et la recherche d’une pérennité économique.