« Les premières victimes, ce sont les musulmans »

Montée de l’islamophobie, amalgames, sommations en tout genre… Le sociologue Marwan Mohammed analyse les risques de crispation de la société.

Denis Sieffert  et  Marie Roy  • 15 janvier 2015 abonné·es
« Les premières victimes, ce sont les musulmans »
© Photo : AFP PHOTO / GERARD JULIEN

En dépit des précautions oratoires que l’on entend ces derniers jours chez la plupart des responsables politiques et dans les médias, de nombreux actes islamophobes ont été recensés. Faut-il y voir un danger pour l’avenir ? Le sociologue Marwan Mohammed n’exclut pas cette dérive.

Que vous inspirent les profils des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly ?

Marwan Mohammed : Dans l’idéal, il faudrait d’abord quitter l’émotion et tous les discours qui n’expliquent les choses que par le religieux, afin de comprendre comment se sont construits ces parcours-là. Il y a une pathologie propre aux deux frères et à Coulibaly, mais on ne peut pas réduire leur profil à cela. Et on ne peut pas non plus faire abstraction du religieux. Puis il y a leurs trajectoires sociales, l’expérience urbaine, leur vie en France, qu’on doit prendre en compte. On sait que les frères Kouachi sont passés de foyer en foyer, qu’ils ont été pris en charge par l’aide sociale, qu’ils ont connu la prison. Il faut refaire toute cette histoire-là pour comprendre – non pas justifier, mais comprendre.

Après ces journées tragiques, comment voyez-vous les lendemains ?

Pour répondre, il faut regarder la question de l’islamophobie et de la construction du « problème musulman » depuis les trente dernières années. Les réponses qui ont été apportées, qu’elles soient juridiques, politiques ou sécuritaires, forment une tangente négative en termes d’évolution. Nous sommes en ce moment dans une période d’émotion, l’onde de choc démarre. Jusqu’où va-t-elle aller ? Je ne sais pas, et j’ai beaucoup d’inquiétudes. Les musulmans vont être sujets à une double peur : la peur commune du terrorisme et celle d’être pris pour responsables des horreurs commises au nom de l’islam. Et une bonne partie de l’opinion est préparée à cette éventualité : prendre les musulmans de manière indifférenciée et les désigner comme responsables ou comme étant la source des problèmes de terrorisme sur le territoire français.

Que pensez-vous des discours s’adressant directement aux musulmans en les sommant de se désolidariser pour éviter les amalgames ?

Le mot « désolidariser » est explicite : il postule qu’ils seraient solidaires du crime. Pour beaucoup, cette injonction est fondée sur cette idée que « les musulmans sont tous responsables, car tous les mêmes ». Et ça, c’est de l’islamophobie. Rappelons tout de même que les premières victimes, au niveau mondial, de cette folie d’actes terroristes au nom de l’islam, ce sont les musulmans. Leur demander de se désolidariser pour éviter l’amalgame, y compris quand la demande vient de personnes bien intentionnées, c’est finalement pratiquer l’amalgame. On doit laisser les musulmans s’exprimer s’ils le souhaitent, plutôt que tester leur niveau de citoyenneté à partir de ces injonctions. J’ajoute que, si ces mécanismes d’amalgames sont aussi efficaces, c’est qu’ils ont été travaillés depuis des décennies, et qu’ils sont relayés par une bonne partie des élites.

Cette représentation des musulmans comme un tout homogène est-elle très ancienne ?

À l’échelle de l’histoire de l’immigration, il y a toujours eu cette ambiguïté et cette hypocrisie. Un principe juridique stipule que nous sommes tous égaux en droit, mais, dans les faits, nous avons toujours eu une société en mosaïque, et la République a toujours traité avec les différentes communautés, qu’elles soient cultuelles ou sociales. On se retrouve donc avec un décalage entre l’abstraction du discours et la pratique de la différenciation. On accuse toujours les musulmans d’être trop visibles et, paradoxalement, c’est justement cette visibilité qu’on convoque quand on leur demande, en tant que musulmans, de se désolidariser.

À quel moment le racisme anti-Arabe devient-il de l’islamophobie dans la société française ?

Jusqu’à la fin des années 1970, on a un racisme lié aux origines et à l’appartenance culturelle. Puis, au début de la décennie suivante, une conjonction de phénomènes fait apparaître la première construction du problème musulman à l’échelle locale. À l’époque, on a des grèves considérées comme étant des « grèves chiites ». Alors que les Maghrébins, dans leur grande majorité, sont sunnites. Dans cette expression de « grève chiite », sans aucun lien avec la réalité, on voit bien une volonté de raccrocher l’événement au contexte international du moment. On produit une espèce d’internationalisation de la menace musulmane et de sa présence, d’abord dans nos usines, puis dans nos rues, puis dans nos écoles, et ainsi de suite.

Les questions internationales jouent-elles un rôle important dans l’émergence d’un sentiment d’injustice ?

La situation internationale pèse dans le quotidien de nombre de personnes, et en particulier des musulmans. Elle se répercute dans la construction des consciences, des identités politiques, d’un rapport au monde social, incluant l’idée de justice, d’égalité et d’équité. Tout cet ensemble est testé et filtré par l’expérience des uns et des autres. Imaginez cette construction pour quelqu’un qui est sans cesse disqualifié à cause de sa couleur de peau ou de son culte. Le contexte international est bien déterminant. L’idée persiste qu’il y aurait deux poids et deux mesures, que ce soit au niveau local ou international, que les musulmans soient infériorisés dans les discours nationaux ou mondiaux. Ce sentiment qui traverse nos sociétés n’est pas seulement une impression, c’est, en France, une réalité. Il faut repenser la question sociale, en particulier les liens avec les minorités. Vis-à-vis de ces questions, il y a un moment à ne pas louper. Tout le monde est en deuil, oui, mais que va-t-on faire de cette émotion ? Quel contenu donner à cette situation ? On appelle à « l’unité » ? Mais de quelle unité parle-t-on ? C’est assez classique : nous avons là des injonctions qui, dès qu’on gratte un peu pour saisir le contenu des mots, font réapparaître les clivages, au point que, finalement, ces mots rassembleurs deviennent excluants.

L’invocation systématique des grands mythes républicains ne participe-t-elle pas d’une dissimulation des réalités sociales ?

C’est en effet souvent un cache-misère. Aujourd’hui, de l’extrême droite à l’extrême gauche, tous exaltent les mêmes termes : liberté, égalité, laïcité. Mais quel en est le contenu ? Par exemple, pour la laïcité, de quelle laïcité parle-t-on ? Celle de Jean Baubérot ou celle d’Henri Peña-Ruiz ? S’agit-il de la nouvelle laïcité qui naît en mars 2004, ou de celle qui existait avant, beaucoup plus libérale, et qui se rattachait à Aristide Briand ? Ce flou permet des glissements de sens et une instrumentalisation des termes. Les mêmes mots saisis par tout le monde mais avec des contenus différents perdent de leur sens et de leur valeur. Et quand ils sont utilisés comme slogan opposable à une certaine partie de la population, cette population ne peut pas se reconnaître dans ces mots. Il faut les redéfinir et dire de quoi on parle.

Société
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