« Ne sapons pas la démocratie au prétexte de la défendre »

Alors que les lois antiterroristes sont déjà très répressives en France, le gouvernement prévoit d’alourdir encore l’arsenal juridique. Une position risquée, estime la juge Laurence Blisson.

Pauline Graulle  • 21 janvier 2015 abonné·es
« Ne sapons pas la démocratie au prétexte de la défendre »
© **Laurence Blisson** est secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Photo : AFP PHOTO / JUSTIN TALLIS

Si l’heure n’est pas à un « Patriot Act » à la française, les nouvelles mesures envisagées contre le terrorisme vont peser sur les libertés individuelles et la manière de rendre la justice, explique Laurence Blisson, juge d’application des peines.

**Faut-il vraiment renforcer les lois antiterroristes après les attentats des 7 et 9 janvier ? **

Laurence Blisson : L’arsenal législatif de lutte contre le terrorisme est déjà très répressif en France. Depuis 1986, on assiste à un durcissement continu de cette architecture pénale construite autour de « l’association de malfaiteurs » et d’une définition très large des actes terroristes. Depuis l’arrivée de François Hollande à l’Élysée, pas moins de deux lois antiterroristes ont été votées. La loi de novembre 2014 a créé le délit d’« entreprise individuelle terroriste » et accru les pouvoirs de l’administration sur les citoyens suspectés d’être en lien avec une entreprise terroriste. Elle permet d’interdire à une personne de sortir du territoire et, pour les personnes assignées à résidence (qui ont fait l’objet d’une décision d’expulsion mais sont de fait inexpulsables, car risquant d’être soumises à des traitements inhumains ou dégradants), de les envoyer en tout lieu du territoire national, jusqu’à Saint-Pierre-et-Miquelon, afin d’éviter tout contact. Cette loi a aussi renforcé la surveillance sur Internet et donné le pouvoir de bloquer des sites contenant des propos relevant de l’apologie et de la provocation au terrorisme. La procédure choisie – non contradictoire – est contestable : une procédure avec un juge, en référé, existait déjà, plus respectueuse des droits, plus protectrice par rapport à des risques de dérive, et même plus efficace techniquement.

Il y a aussi la loi de décembre 2012…

Deux ans auparavant, en effet, une loi avait déjà été votée, présentée comme la réponse aux départs de citoyens français à l’étranger pour faire le jihad. Elle permet de poursuivre des personnes ayant commis des actes délictueux à l’étranger (par exemple en Syrie) et a modifié le régime juridique et procédural des délits d’apologie et de provocation au terrorisme. La loi de novembre 2014 a encore aggravé ce mouvement en sortant ces délits du champ de la loi de 1881 sur la presse et la liberté d’expression. D’où les comparutions immédiates de ces derniers jours. Mais est-ce une bonne justice de juger dans l’urgence pour apologie du terrorisme des personnes qui étaient souvent ivres au moment des faits ou dont les propos relevaient plus de l’outrage aux forces de l’ordre que de la véritable apologie de terrorisme ?

Qu’en est-il du fichage des citoyens ?

Le 26 septembre 2014, un décret a créé le fichier API-PNR (« Passenger name records ») à titre expérimental. Ce fichier, qui existe aux États-Unis et au Royaume-Uni, oblige les transporteurs aériens à livrer aux autorités françaises l’ensemble des données que les passagers divulguent sur eux-mêmes durant la réservation de leur vol et leur enregistrement à l’aéroport. En 2011, le Parlement européen a refusé de prendre une directive pour contraindre les pays de l’UE à utiliser ce fichier : la commission des libertés civiles avait alors estimé que cela introduisait un processus de surveillance généralisée de tous les citoyens. Or, le ministre de l’Intérieur vient d’annoncer sa volonté de reprendre les discussions au niveau européen.

Quelles mesures vont être prises ?

Il existe aujourd’hui un consensus pour dire que l’arsenal de lois antiterroristes français est largement suffisant. Même Alain Bauer [criminologue, ex-président du conseil d’orientation de l’Observatoire de la délinquance, NDLR], qu’on ne peut pas accuser de laxisme, a récemment déclaré qu’un grand nombre de textes existants sont « inutilement attentatoires aux libertés »  ! Malgré ce consensus, on voit désormais se profiler, à droite, des propositions sur la déchéance de nationalité – pour la plupart inconstitutionnelles, d’ailleurs. Ensuite, le gouvernement français, Bernard Cazeneuve en tête, poussera pour imposer le fichier PNR à tous les pays de l’UE. Enfin, un projet de loi sur le renseignement sera certainement proposé à brève échéance. Ce texte, déjà prévu avant même les attentats de Charlie Hebdo, va mettre en œuvre le rapport de mai 2013 rédigé par Christophe Cavard et Jean-Jacques Urvoas sur le renseignement. L’idée, c’est notamment de simplifier et de multiplier les écoutes administratives. Celles qui sont réalisées non par un juge d’instruction mais par le Premier ministre, après avis de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), une commission indépendante présidée par Jean-Marie Delarue. Autrement dit, le contrôle exercé sur ces écoutes est juridiquement fragile : non juridictionnel, majoritairement non public et surtout qui ne s’impose pas à l’exécutif, puisque son pouvoir se borne à un pouvoir de recommandation. Aujourd’hui, 2 190 personnes peuvent être écoutées simultanément, ce qui est déjà beaucoup, et le quota ne cesse d’être relevé depuis 2008. Le gouvernement s’apprête pourtant à demander qu’on l’augmente encore, avec l’argument – fallacieux – selon lequel on aurait arrêté d’écouter les frères Kouachi à cause des limitations de la CNCIS, ce qui est une appréciation tronquée de la réalité. On peut aussi supposer que le futur projet de loi sur le renseignement inclura des mesures permettant aux renseignements d’utiliser des techniques policières : pose de micros, captation de données informatiques, infiltrations, installation de fausses antennes-relais pour enregistrer les échanges… Jusqu’alors, ces pouvoirs étaient dévolus au juge d’instruction, qui est indépendant, ou, depuis la loi Perben II, à la police judiciaire dans des procédures d’enquête spécifiques, évolution qui était déjà problématique. Là, il s’agit de les donner aux services du renseignement, ce qui aura pour effet de retarder l’intervention judiciaire, et donc les garanties et les droits qui y sont associés, et au premier chef le principe du contradictoire et la possibilité d’exercer un recours.

Ne peut-on faire des compromis sur nos libertés pour être plus en sécurité ?

L’efficacité n’est qu’une illusion. Il faut bien comprendre que, même dans un État policier, on ne peut pas tout éviter ! D’autre part, il existe un vrai risque que les lois antiterroristes stigmatisent certaines populations. Aujourd’hui, on entend que les banlieues ou les communautés musulmanes seraient un « réservoir à terroristes ». Mais si une personne pratique un islam rigoureux, devra-t-on la mettre sur écoutes ? Et à quel moment cessera-t-on de suivre les suspects, sachant que la méthode de certains terroristes sera de ne montrer aucun signe extérieur de radicalisation, bien au contraire ? Ce que l’on veut empêcher, il faut le faire dans le cadre de la démocratie que l’on souhaite construire : on doit se garder de construire un « droit de l’ennemi » qui se distinguerait du « droit des citoyens ». Comme le dit la Cour européenne des droits de l’homme, il faut faire attention à ne pas saper les fondements de la démocratie au prétexte de la défendre. Il faut comprendre, sans pour autant diaboliser les renseignements, qu’un danger apparaît quand un État de droit légitime une extension de ses pouvoirs sans contrôle citoyen ni garantie juridictionnelle. Souvent, les mesures de surveillance naissent dans le cadre de lois antiterroristes puis se répandent et irriguent le droit commun. En France, les contrôles d’identité étendus en 2006 ont bien plus servi la politique d’expulsion d’étrangers en situation irrégulière que la lutte contre le terrorisme. Et la définition même du terrorisme pose question : en Allemagne, des militants antinucléaires qui participaient à des actions de blocage de convois ont été interdits de sortie du territoire ; en Italie, les militants No Tav ont reçu la même qualification pour une destruction d’engins de chantier. Le problème, c’est que le terrorisme n’est pas une catégorie juridique, mais une catégorie politique. En droit pénal, le mobile est indifférent, à l’exception du terrorisme, qui entraîne l’application de nombreuses dérogations, sur la base d’une définition incertaine ou fluctuante. Le Syndicat de la magistrature a toujours revendiqué l’application du droit commun : ni plus ni moins que la répression pénale « classique » au regard des crimes ou délits commis.

Si les lois antiterroristes ne fonctionnent pas si bien, quel est l’intérêt pour les politiques de les mettre en œuvre ?

Si ces lois n’ont pas nécessairement les effets escomptés, la conviction qu’il faut toujours alourdir le cadre juridique en la matière est bien ancrée. Ensuite, il y a cet impératif de montrer qu’on agit. Et la pression des services de renseignements pour avoir plus de moyens et de pouvoir, ce qui est compréhensible, du point de vue de leur ethos professionnel… Mais il faut être conscient qu’il existe toujours un risque d’instrumentalisation de certains outils mis en place dans les lois antiterroristes à des fins politiques. On constate ainsi que ces lois ont surtout pour effet, voulu ou non, d’augmenter la répression et l’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Enfin, il faut noter l’incapacité des politiques à se faire les défenseurs des libertés lorsqu’on parle de questions terroristes. C’est l’une des constantes des dispositifs antiterroristes : ils sont toujours adoptés à la quasi-unanimité. Or, et c’est bien là le problème, la délibération nationale et le débat politique sont comme suspendus, terrorisés par ces sujets : ces conditions produisent un déséquilibre dangereux pour les libertés.

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