Petits miracles à l’athénienne
[Archives] Des dispensaires de santé ont été ouverts un peu partout en Grèce pour soigner les exclus de l’assurance maladie. Ils fonctionnent grâce aux dons et au bénévolat des médecins.
Helliniko, dans la banlieue d’Athènes. Dans des locaux municipaux inoccupés, plusieurs bureaux ont été aménagés en salles de consultation où des médecins d’à peu près toutes les spécialités exercent bénévolement deux à quatre heures par semaine. Un cabinet dentaire a été monté avec les dons d’un praticien qui partait à la retraite. Une association allemande a offert le matériel coûteux d’un cabinet de cardiologie. Tout est ainsi : chaque mètre carré du lieu recèle une histoire de solidarité. « Plein de petits miracles » , soupire Vanessa Rouanet, bénévole chargée de faire visiter les lieux.
Au fond d’un couloir, « le bijou » du dispensaire [^2] : la pharmacie. Dans un étroit labyrinthe d’étagères, une dizaine de volontaires trient les dons du jour, contrôlent, étiquettent et consignent. On y trouve les traitements les plus courants, mais aussi des médicaments plus spécifiques dont le prix grimpe à plusieurs milliers d’euros. Le tout scrupuleusement contrôlé par un pharmacien de garde bénévole, épaulé par un responsable de la pharmacie.
Sur le palier du dispensaire, Mario s’avance avec deux sacs débordant de boîtes en carton. « La sœur de mon amie est décédée d’une maladie grave, nous souhaitions faire don de ce qu’il reste de son traitement » , raconte le garçon de 23 ans d’une voix sourde. « C’est terrible ce qui se passe ici. Les gens n’ont pas d’argent » , poursuit le jeune homme, catastrophé devant l’état du système de santé grec. La famille de sa compagne, qui était pourtant sous couverture sociale, doit aujourd’hui rembourser 37 000 euros de frais médicaux. Quant aux chômeurs, ils n’ont droit à aucune sécurité sociale après un an d’inactivité. Ni les consultations ni les traitements, des plus légers aux plus vitaux, ne sont remboursés pour une frange de la population qui croît désespérément depuis 2009. 30 % des Grecs sont ainsi laissés pour compte, selon une étude de Médecins du monde de décembre 2013.
Les dons composent la majorité des médicaments que distribue le dispensaire social d’Helliniko. Mais les stocks sont aussi renfloués par des appels à la solidarité passant par Internet. « Il y a deux mois, une dame est venue pour une maladie rare dont souffrait son petit-fils , raconte Vanessa. Nous avons passé un message sur les réseaux sociaux pour chercher une solution. Son médicament coûtait autour de 2 000 euros par mois. C’est une personne souffrant de la même maladie qui lui a donné la moitié d’une boîte. Grâce à la solidarité, on a pu trouver la suite du traitement. »
Les dispensaires de santé ont aussi adopté une règle d’or qui consiste à n’accepter aucune somme d’argent : tout doit circuler en nature. Lorsqu’un généreux donateur souhaite faire un chèque pour soutenir une initiative, il est conduit à la pharmacie pour acheter les médicaments qui font défaut. Cette règle est destinée à faciliter le fonctionnement des dispensaires, qui s’organisent selon un principe d’autogestion, sans existence juridique, et de neutralité vis-à-vis des partis politiques.
À Helliniko, les décisions sont prises par une assemblée de 250 volontaires (dont une centaine de médecins et de pharmaciens). « En ce moment, nous débattons du fait d’accueillir, outre les chômeurs, les travailleurs pauvres ou les retraités dont les ressources ont baissé. Le prix des médicaments a encore augmenté du fait des mesures de rigueur imposées dans les plans de la troïka [Banque centrale européenne, Fonds monétaire international et la Commission européenne]. Beaucoup n’ont plus les moyens de se soigner, surtout les retraités dont on a réduit les pensions » , explique Vanessa, qui s’est elle-même retrouvée sans couverture sociale après la faillite de sa société de tourisme, avant de retrouver un travail.
En fin d’après-midi, dans le petit hall d’accueil climatisé prêté par la mairie d’Helliniko (Syriza, gauche), une dizaine de patients font face à quatre bénévoles nageant dans la paperasse. Chacun doit présenter sa carte de chômeur pour bénéficier des soins. Les interventions sont consignées dans le dossier du patient, et les bénévoles se chargent de rappeler les malades qui doivent être suivis cinquante jours après leur premier rendez-vous.
Pour les examens et les opérations chirurgicales, la clinique joue un rôle d’intermédiaire. Elle prend rendez-vous pour ses patients avec des laboratoires d’analyses, des services hospitaliers ou des spécialistes, tous bénévoles. « Chaque mercredi après 20 heures, un hôpital accueille des patients pour des séances de chimiothérapie avec du personnel volontaire » , raconte ainsi Vanessa. À la mise en musique, Vasiliki Iliopoulou, biologiste tout juste retraitée, arrivée au dispensaire il y a deux ans. Sa période de carence avant de percevoir le premier euro de sa retraite, fixée à deux ans, n’est pas terminée. Elle vit donc sans un sou, ce qui ne l’empêche pas de s’engager trois jours par semaine. « Si nous n’étions pas là, les gens mourraient, explique-t-elle. Et, après quatre ans de crise, le gouvernement ne veut rien changer. »
L’illégalité théorique de cette activité a été une source d’ennuis pour les volontaires. « Le gouvernement nous a fait des problèmes. Nous avons reçu des contrôles de notre pharmacie. Mais ça n’a pas duré. Aujourd’hui, nous recevons même des gens qui nous sont envoyés par le cabinet du ministre de la Santé ! » , relève Vanessa. Les listes d’attente s’allongent, même si le dispensaire grandit lui aussi. Les horaires d’ouverture ont été étendus d’une demi-journée à une journée entière, et les dons affluent sans baisse de régime. Fin juillet, le dispensaire a comptabilisé 28 192 consultations en deux ans et demi d’existence.
L’avenir de cette structure providentielle est pourtant incertain. Les lieux ont été vendus avec les 620 hectares des anciennes installations sportives des Jeux olympiques de 2004 et de l’ancien aéroport qui les bordent. Le consortium Lamda Development projette la construction d’un immense pôle touristique, moyennant 7 milliards d’euros d’investissement. Le dispensaire est directement menacé, comme plusieurs structures associatives installées dans la zone abandonnée aux mauvaises herbes. Les travaux des villas et hôtels de luxe et du « plus grand aquarium d’Europe » doivent commencer en 2016. Une échéance qu’on observe avec un sentiment mitigé parmi les bénévoles d’Helliniko. « Notre présence est utile pour l’État. Les gens ne meurent pas et on ne lui coûte pas un euro. Il ne peut pas et il ne veut pas agir contre nous » , tranche Vasiliki, sûre que des solutions seront trouvées.
Une autre nouvelle était examinée cet été avec circonspection par les bénévoles. Le 26 juin, sous la pression de l’opinion, le gouvernement a voté le remboursement des médicaments pour les chômeurs inscrits depuis plus d’un an. Cette mesure signe la fin théorique de soins inaccessibles pour 3 millions de Grecs. « C’est une victoire pour nous, mais il y a tellement d’exceptions et de sous-catégories qu’il faudra regarder son application dans le détail , tempère Vanessa. Les dispensaires ne sont pas près de fermer leurs portes. »
Le contexte social rend en effet suspect ce type d’annonce. La chute des budgets des hôpitaux publics (25 % entre 2009 et 2011) entraîne un sous-effectif. Alors que l’appauvrissement des Grecs et la baisse des remboursements installent une situation sanitaire catastrophique : recul des vaccinations pour les enfants, hausse du nombre de séropositifs, baisse de deux ans de l’espérance de vie, etc. Médecins du monde alertait fin 2013 sur l’apparition de cas de malnutrition. L’annonce du vote du Parlement n’a donc donné lieu à aucune manifestation d’enthousiasme à Helliniko. « Nous serons contents le jour où nous fermerons » , conclut Vanessa.
[^2]: 45 dispensaires solidaires et sociaux fonctionnent en Grèce.