Sociologie : Voyage au pays des dominants

Des étudiants en sociologie de Paris-8 ont enquêté dans les quartiers riches de la capitale. Retour sur un ouvrage hybride.

Pauline Guedj  • 8 janvier 2015 abonné·es
Sociologie : Voyage au pays des dominants
© **Voyage de classes. Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers** , Nicolas Jounin, La Découverte, 250p., 16 euros. Photo : AFP PHOTO / FRED DUFOUR

Le 28 novembre 2012, le Monde publie une tribune intitulée « Il est temps d’en finir avec Sciences Po ! ». Le texte condamne les dotations exorbitantes de l’établissement et critique son attitude jugée élitiste, qui, tout en déployant des conventions ZEP inefficaces, assurerait la reproduction des hiérarchies sociales. Le manifeste fait l’objet de vifs commentaires. Loué par certains, qui y voient une juste description de l’état de l’enseignement supérieur français, il est fustigé par d’autres, analysé comme une tentative de « nivellement par le bas » des milieux académiques.

L’auteur de cette tribune, Nicolas Jounin, est une figure montante de la sociologie française. Lui-même ancien élève de Sciences Po, il a développé au fil de ses écrits une analyse de la précarité en France. En 2008, la publication de son premier ouvrage, sorte de carnet ethnographique dans lequel il endosse la position d’un travailleur de chantier, le place sur la scène médiatique. En 2011, suit une publication sur les grèves des sans-papiers, puis, plus récemment, un livre où l’auteur retrace l’itinéraire de plusieurs « commerciaux d’intérim », vendant aux entreprises du bâtiment la force de travail d’intérimaires. Depuis sept ans, Nicolas Jounin est enseignant-chercheur à Paris-8. Le sociologue semblait effectivement un candidat idéal pour cette université. Autrefois Centre universitaire expérimental de Vincennes, la fac de Paris-8 est née sous l’impulsion d’intellectuels, Hélène Cixous, Gilles Deleuze, Michel Foucault, qui cherchaient à développer des sciences humaines engagées et à mettre en place des modes d’enseignement abolissant l’opposition entre savoirs fondamentaux et pratiques. Délocalisée à Saint-Denis, l’université a renouvelé son public en accueillant des étudiants presque tous issus de la banlieue et de milieux sociaux modestes. À Paris-8, Nicolas Jounin a pu développer ses deux principales marques de fabrique : d’abord une sociologie destinée à décrire et à combattre les inégalités, ensuite une méthodologie axée sur l’ethnographie et le vécu sensible du terrain. Son dernier ouvrage, Voyage de classes, peut être lu comme un essai pédagogique empirique prolongeant les discussions des fondateurs de Paris-8, tout en s’inscrivant dans l’actualité démographique de cette université et dans l’observation plus générale des relations de classes contemporaines.

Le principe du livre : accompagner des étudiants de première année de sociologie dans une enquête au cœur des quartiers les plus riches de Paris, trois enclaves du VIIIe arrondissement, le Triangle d’or, Monceau et Élysée-Madeleine. Le livre retrace les aventures de trois promotions, entre 2011 et 2013, qui se sont confrontées à une face de la capitale qui leur était souvent inconnue tout en découvrant, par ce biais, la sociologie. Pour Nicolas Jounin, l’objectif, politique, est « de prendre à contresens la voie ordinaire de la curiosité institutionnelle ». S’ «   il n’y a pas plus enquêtés que les pauvres », l’idée est ici non seulement de produire une enquête sur les riches mais aussi d’apposer à ces populations le regard d’étudiants plus modestes. Méthodiquement, le livre suit les étapes de l’enquête. On commence par la prise de contact, qui voit les étudiants arpenter les rues du VIIIe arrondissement et relater leurs impressions. Puis ceux-ci observent un lieu précis pendant une heure. Certains s’installent sur un banc du parc Monceau, d’autres entrent dans une boutique de luxe pour regarder les allées et venues des clients, un dernier groupe pénètre, non sans mal, au Plaza Athénée pour y prendre un café. Au fur et à mesure, les perceptions s’affinent. Au parc Monceau, on comprend que cet espace est l’objet d’usages différents selon les individus. Lieu de passage, de loisir, de travail et de sociabilité, notamment pour les « nounous », son observation va à l’encontre de la vision uniforme que les étudiants avaient du quartier bourgeois. Le VIIIe est au cœur d’appropriations complexes. On y vit, on y travaille, on le traverse. Nicolas Jounin invite ensuite les étudiants à utiliser des outils quantitatifs. On se poste dans un lieu pour compter : les hommes et les femmes à la sortie d’une station de métro, les caméras de surveillance dans le périmètre du Triangle d’or, les couleurs de peau dans le parc Monceau, ce qui donne lieu à quelques pages intéressantes sur l’utilisation de la catégorie « race » dans les sciences sociales. Cette entreprise se poursuit par une remise de questionnaires, parfois difficiles à distribuer. On comprend qu’une étude du quartier doit également prendre en compte les passants, et que ceux-ci semblent socialement plus variés que les riverains. Enfin, étape ultime, l’ouvrage s’achève par une discussion autour des entretiens effectués par les étudiants avec diverses figures de l’arrondissement : des commerçants, des membres de clubs select, une élue, un châtelain. Les étudiants décèlent plusieurs éléments auxquels ils ne s’attendaient pas, comme le sexisme opérant dans certains cercles bourgeois.

L’ouvrage de Nicolas Jounin décrit admirablement la construction d’un regard sociologique chez les étudiants. Pourtant, à la lecture, on en apprend peu sur le VIIIe arrondissement. À plusieurs reprises, l’auteur rappelle que son intention n’est pas de dresser une étude du quartier, mais plutôt d’analyser ce que le dispositif de l’enquête sociologique « suppose pour l’enquêteur ». Le texte est ainsi truffé de réflexions sur les situations d’intimidation vécues par les étudiants, sur l’humiliation qu’ils doivent encaisser face à leurs interlocuteurs. Jounin revient sans cesse sur l’opposition entre situation dominante des enquêtés et positions sociales dominées des enquêteurs, qui, selon lui, explique toutes les interactions observées sur le terrain. Rarement sort-il de cette vision binaire du monde social, et c’est à travers ce prisme qu’il invite les étudiants à réfléchir. Reste alors un impensé : le temps. Nombre d’enquêtes anthropologiques ont démontré comment, avec le temps – des années, parfois, sur le terrain –, les catégories sociales se redéfinissent. Jeanne Favret-Saada, dans son étude classique sur la sorcellerie en France, a creusé précisément cette question pour montrer comment, au cours de l’enquête, elle a vu son statut auprès des enquêtés se modifier, mais également comment cette fluidité lui a permis d’acquérir une vision plus fine des mondes étudiés. Il est probable que les étudiants de Paris-8 auraient connu, au cours d’une longue enquête, une même fluctuation de leurs assignations sur le terrain. Certes, il serait injuste de leur reprocher de ne pas avoir pris conscience de ce problème, mais il est dommage que Nicolas Jounin ne le soulève pas clairement dans son livre. À l’heure où l’université « subit une cure d’austérité », où les chercheurs dépensent souvent plus d’énergie à trouver des financements qu’à produire une recherche, la question du temps est elle aussi furieusement politique.

Idées
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