Un patient détricotage

Si la durée légale du travail à 35 heures a résisté, tout un arsenal législatif, de droite comme de gauche, s’emploie à « l’assouplir ». Qui se bat encore pour une réduction du temps de travail ?

Thierry Brun  • 29 janvier 2015 abonné·es
Un patient détricotage
© Photo : RALF HIRSCHBERGER / DPA / AFP

Quinze ans après le passage aux 35 heures, la réduction du temps de travail (RTT) est un sujet qui fâche. Quand l’occasion se présente, la droite, le patronat et la gauche au pouvoir étrillent volontiers les lois qui l’ont mise en place, dont il ne subsiste guère, sur le strict plan du droit du travail, que la règle de la durée légale. Révolu, donc, l’élan des années 1990 en faveur de la semaine de quatre jours et du partage du travail par la réduction du nombre d’heures, sans baisse de salaire. La droite est passée de la loi Robien sur l’aménagement du temps de travail, en 1996, au « travailler plus pour gagner plus », le slogan phare du quinquennat de Nicolas Sarkozy. Depuis cette période, de nombreux dirigeants politiques ont alimenté la charge idéologique contre les 35 heures, abomination des abominations économiques pour le Medef.

La réduction du temps de travail disparaît alors des politiques de l’emploi : « C’est pourtant Édouard Balladur qui avait mis en place une commission sur ce sujet, présidée par Jean Boissonnat, en 1995. Son rapport recommandait de diminuer le temps de travail de plus de 20 % d’ici à 2015 et de favoriser la formation durant le temps libre. Cette orientation faisait l’objet d’un consensus il y a vingt ans », rappelle Pierre Larrouturou, coprésident de Nouvelle Donne et fervent partisan de la RTT dès le début des années 1990. En 1995, depuis son congrès de Montpellier, la CFDT demande une loi-cadre pour aller aux 32 heures. Et ce n’est pas le seul syndicat en Europe à en faire sa devise : en 1997, les syndicats allemands réclament un passage général à la semaine de 32 heures. À la même époque, des grands patrons expliquent dans les médias que le temps de travail a été divisé par deux depuis un siècle et que cette évolution doit se poursuivre grâce aux progrès technologiques. La gauche qui tient les rênes de l’exécutif ne songe désormais qu’à enterrer une réforme emblématique mise en place… par la gauche, au travers des lois Aubry en 1998 et en 2000. Il est de bon ton de brocarder la réforme des années Jospin, responsable de la perte de compétitivité de l’économie française. Emmanuel Macron, l’ex-banquier ministre de l’Économie, inspirateur de la politique économique de François Hollande, souhaite ouvertement que les entreprises puissent déroger à la durée légale du travail. « Il faudrait aller plus loin » que l’assouplissement des 35 heures, lance en octobre dernier, depuis Londres, le Premier ministre, Manuel Valls, avant de reculer en décembre pour promettre qu’il n’est pas question de les remettre en cause.

Or, entre octobre 2002 et août 2008, pas moins d’une dizaine de lois ont contribué à lever « l’obstacle » des 35 heures, à les « assouplir » ou à les « détricoter ». D’autres, comme celle de 2009 sur le travail du dimanche dans le commerce, ou celle de 2010 sur la retraite, s’inscrivent dans la logique plus large de dérégulation et d’allongement du temps de travail. Les gouvernements, à cette période, renoncent aux politiques de l’emploi par la RTT sans pour autant commander d’évaluation de leurs possibles effets. Ils dispensent en revanche les entreprises de moins de 20 salariés de réduire le temps de travail et facilitent le recours aux heures supplémentaires, dont les contingents sont relevés, les tarifs abaissés et les montants exonérés de cotisations et d’impôts pour intensifier la productivité et les profits. Avec le retour de la gauche au pouvoir en 2012, l’allongement et la déréglementation de la durée du travail reprennent leur marche en avant, certes moins rapidement que ce que souhaitent les libéraux. En 2013, dans le cadre de la réforme des retraites, la durée de cotisation pour toucher une pension à taux plein est progressivement allongée. Et dans la loi Macron « pour la croissance et l’activité », en discussion à l’Assemblée nationale, l’extension du travail le dimanche dans le commerce devient le sujet central des déchirements politiques au sein de la majorité. En juillet dernier, la RTT fait l’objet d’une empoignade entre députés socialistes, lors de la mise en place de la commission d’enquête parlementaire « relative à l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail ». « Ce n’est pas le groupe socialiste qui a demandé la création de cette commission d’enquête, et le responsable du groupe ne souhaitait pas que j’en sois la rapporteure », explique Barbara Romagnan. La députée socialiste « frondeuse », qui a dû batailler ferme pour être finalement nommée à ce poste, a publié en décembre 2014 la première étude complète sur les 35 heures. On y révèle qu’entre 1997 et 2001 « les créations d’emplois atteignent un niveau sans précédent depuis les années 1950. En cinq ans, la France a créé 2 millions d’emplois salariés dans le secteur marchand, tandis que le PIB progressait sur la période de 16 %, soit une création moyenne de 125 000 emplois par point de PIB supplémentaire » .

Dans ce bilan, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) évalue l’impact des lois Aubry, qui ont créé 320 000 à 350 000 emplois, alors même que la population active augmente de 1,5 million durant cette période où le chômage baisse et où les comptes publics sont équilibrés. Certes, les 35 heures ne sont pas la seule cause de tous ces bienfaits, car la croissance est alors élevée. Le gouvernement de Lionel Jospin a cependant « prouvé que le marché du travail français pouvait créer autant d’emplois en période de croissance qu’une économie dérégulée à l’anglo-saxonne, ce qui était contesté depuis l’apparition d’un chômage de masse dans le pays à partir de la fin des années 1970 », constate le rapport Romagnan. Il dresse dans sa conclusion un bilan positif de la RTT, que le président UDI de la commission d’enquête, Thierry Benoît, n’a pas voté.

Ira-t-on jusqu’à supprimer les 35 heures au nom de la compétitivité ? Pas sûr. Entre 1997 et 2002, la France est le pays « où les coûts salariaux unitaires relatifs – salaires augmentés des charges et rapportés à la productivité – ont le plus baissé. La courbe s’inverse à partir de 2002, non en raison des 35 heures puisqu’elle suit la même évolution dans tous les pays européens, mais de la création de l’euro. Dans le même temps, ces coûts diminuent d’ailleurs aux États-Unis », rappelle Éric Heyer, économiste de l’OFCE, devant la commission d’enquête. S’adressant au gouvernement, Barbara Romagnan estime que la RTT « est un pacte de responsabilité qui a réussi » et plaide pour une nouvelle réduction du temps de travail. Avec un argument massue : les 35 heures « ont coûté, par an, 2 milliards d’euros aux entreprises et 2,5 milliards aux administrations publiques, soit un peu plus de 12 800 euros par emploi créé, à comparer avec l’indemnisation nette moyenne d’un chômeur, qui s’élèverait à 12 744 euros par an en 2011. C’est la politique en faveur de l’emploi la plus efficace et la moins coûteuse qui ait été conduite depuis les années 1970 ». La persévérance dans le détricotage juridique de la RTT, lourde de signification symbolique et politique, a pour l’instant trouvé ses limites en ne touchant pas à la loi. L’une des raisons est que la RTT « se caractérise par sa position aux confluents des domaines économique, social, sociétal. À ce titre, la RTT constitue à la fois un outil économique, un projet de société et une approche renouvelée du travail et du temps libre », relève la députée frondeuse. Autre raison : les possibilités ouvertes par l’arsenal législatif n’ont été finalement que peu utilisées par les entreprises. Les tendances observées sur le long terme indiquent que la durée annuelle du travail a connu une forte diminution depuis le siècle dernier. Elle a presque été divisée par deux dans la plupart des grands pays industrialisés, passant par exemple de 2 900 heures environ en 1870, à 1 500 ou 1 600 heures en Europe à la fin des années 1980. Bref, au vu de ce bilan, on se demande pourquoi les 35 heures ont tant de détracteurs.

Publié dans le dossier
Grèce : Ils montrent la voie
Temps de lecture : 7 minutes