Annette Wieviorka : « Il n’y pas un, mais des antisémitismes »
L’historienne Annette Wieviorka, spécialiste de la mémoire de la Shoah, analyse la récente poussée d’antisémitisme que montrent les attentats à Paris et à Copenhague. Pour elle, si la situation n’a rien à voir avec les années 1930, l’étude du passé doit nous permettre de comprendre le présent.
dans l’hebdo N° 1341 Acheter ce numéro
Grande spécialiste de l’histoire de la déportation et de la destruction des juifs d’Europe, Annette Wieviorka a beaucoup travaillé sur l’antisémitisme et la mémoire du génocide. Elle observe, non sans inquiétude, la multiplication des agressions antisémites. Et, bien évidemment, la série d’attentats qui ont visé des juifs, des écoles et des synagogues, depuis les meurtres commis par Mohamed Mehra à Toulouse, l’attaque du musée juif de Bruxelles, celles des 7 et 9 janvier à Paris jusqu’aux événements advenus à Copenhague le week-end dernier…
Que pensez-vous du climat actuel où l’antisémitisme semble fortement relever la tête ?
Annette Wieviorka : Mon sentiment est que les événements survenus à Charlie Hebdo, à Montrouge et à l’Hyper Cacher ont été un révélateur d’un paysage qui existait avant et qui est relativement difficile à décrypter. Difficile parce qu’il n’y a pas un antisémitisme, mais des antisémitismes qui se croisent : celui qui fait des morts, en France depuis le 3 octobre 1980, c’est-à-dire l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris. Cet antisémitisme vient de l’extérieur et n’a cessé d’être meurtrier en France depuis 1980. Depuis cette date, on a recommencé à tuer en France des juifs parce qu’ils étaient juifs. Mais on a vu une mutation de cet antisémitisme-là avec Mohamed Mehra : aujourd’hui, les tueurs ne viennent plus de l’étranger mais sont des Français originaires d’un certain nombre de pays, qui se réclament de l’islam. À côté, se rajoute le vieil antisémitisme français, qui a toujours existé, qui avait atteint son étiage non pas immédiatement après la guerre, mais assez vite après, et qui relève fortement la tête aujourd’hui. Tous ces antisémitismes sont fondés sur une vision imaginaire des juifs, mais ils tuent des personnes réelles.
Que pensez-vous de l’appel du Premier ministre israélien appelant les juifs d’Europe à émigrer en Israël pour leur sécurité ?
L’idée même qui a présidé au sionisme puis à l’établissement d’un foyer juif et ensuite à la création de l’État d’Israël était que les juifs devaient devenir un peuple comme les autres. Disposant eux aussi de leur État-nation afin de ne plus être victimes de l’antisémitisme. Et l’État d’Israël a été terre de refuge pour les juifs qui n’avaient plus de patrie. Cela a été le cas après 1945 pour les juifs d’Europe centrale et orientale, décimés, qui, lorsqu’ils ont voulu rentrer dans ce qu’ils pensaient être leur pays, ont risqué d’être assassinés. C’est donc une des fonctions d’Israël, et son Premier ministre est dans son rôle lorsqu’il lance ce genre d’appel. Toutefois, les juifs en France, et ailleurs en Europe, sont citoyens des pays où ils habitent. Et pour une majorité, quels que soient les chiffres des départs en Israël, leur pays, c’est la France.
Quelles différences voyez-vous entre un certain antisémitisme actuel dans les banlieues et celui qui avait pignon sur rue dans les années 1930-1940 ?
Voyons la question à l’envers. Quelle est la différence entre les réponses qui ont été données dans les années 1930 et 1940, et celles qui sont données aujourd’hui dans les pays d’Europe ? Il n’y a pas aujourd’hui d’antisémitisme d’État, et mieux, les États protègent les juifs. Je crois donc que dans l’histoire longue du peuple juif et dans l’histoire non moins longue de l’antisémitisme, il y a des périodes où les secours viennent de la société civile et des périodes où les secours viennent de l’État. Sans que les deux soient nécessairement exclusifs l’un de l’autre. Aujourd’hui, les réponses apportées par la presque totalité des États européens sont sans ambiguïté : les juifs sont défendus. Il suffit de se promener aujourd’hui dans Paris pour le voir.
Peut-on parler aujourd’hui, comme certains sociologues, journalistes et même historiens, d’un « retour des années 1930 » ?
Je ne le pense pas. La configuration internationale est tout à fait différente. Il n’y a pas de système communiste avec Moscou, le Komintern, etc. Il n’y a pas d’Allemagne nazie… Je crois donc que parler de retour des années 1930 est une paresse intellectuelle. Il y a bien évidemment des analogies, ou plutôt des invariants. Notamment le fait que la crise économique fait toujours ressortir ce qu’il y a de pire chez l’homme. Ou bien des formes d’antisémitisme anciennes, chez une extrême droite catholique intégriste et homophobe. On retrouve donc certains mécanismes. Mais je suis d’abord « marc-blochienne », avec le Marc Bloch de l’Étrange Défaite, qui dit que l’étude du passé ne doit pas nous amener à penser que l’histoire se répète, mais nous aider à penser le neuf et le surprenant. Or, nous sommes dans du neuf et dans du surprenant. Celui d’un monde globalisé, où les systèmes d’information ont changé, un monde de l’instantanéité. Et un monde où apparaissent des mouvements islamistes, que je connais très mal et je le regrette. Aussi, dire que nous vivons un retour des années 1930 est une erreur d’appréciation qui ne nous aide pas à penser ce que nous vivons actuellement.
Vous avez relevé que l’État défendait les juifs. Mais est-ce que les autorités se mobilisent autant contre les actes islamophobes ?
Je sais que l’on entend cela très souvent. Des journalistes le disent ; des auditeurs appelant les radios le disent. On entend ainsi : « En France, quand on tue un juif, tout le monde se mobilise, et quand on tue un musulman, personne ne se mobilise… » Mais je demande : quand a-t-on tué un musulman ? Il existe des actes islamophobes, c’est exact, et c’est tout à fait condamnable. Il y a eu aussi une profanation de cimetière juif dans le Bas-Rhin il y a quelques jours. Et depuis que je suis née, j’ai toujours entendu parler de profanations de cimetières juifs. Mais je fais une différence entre ce type d’actes et des assassinats. Il faut arrêter de parler de cette prétendue différence de mobilisations, parce que, à l’heure actuelle, on n’assassine pas les musulmans parce qu’ils sont musulmans. Je dis bien : à l’heure actuelle. Même si je n’ai pas oublié les ratonnades de l’époque de la guerre d’Algérie, ni les Algériens jetés dans la Seine. Mais nous parlons d’aujourd’hui. Et cette équivalence qui est souvent posée n’existe pas. C’est la première chose à dire. Si demain, ce que je n’espère pas, il y avait un attentat du même genre que celui de la rue Copernic, mais visant des musulmans parce qu’ils sont musulmans, dans un lieu de culture, un lieu de culte ou même dans une boucherie hallal, je serais dans la rue ; nous serions tous dans la rue aussi.
Le terme « islamo-fasciste » a été souvent prononcé ces derniers jours. Que vous inspire-t-il ?
Il faut toujours distinguer ce qui est de l’ordre de la politique, de la formule destinée à faire mouche et ce qui est de l’ordre de l’analyse. Ce qui apparaît aujourd’hui, et que tous les spécialistes des mondes musulmans savent et disent, c’est qu’il n’y a pas un islam, mais des islams, différents selon les périodes et selon les pays, et cohabitant parfois de façon violente dans le même espace. De la même façon, le terme de « fascisme » est utilisé pour désigner dans l’histoire des réalités différentes. Mettre un trait d’union entre ces deux termes peut inciter à la lutte contre ceux qui assassinent au nom de l’islam. Je ne suis pas certaine que cela aide à comprendre.