Didier Fassin : « La prison, un lieu vide de sens »
Au terme d’une enquête en immersion, Didier Fassin renouvelle l’approche des sciences sociales sur le système carcéral.
dans l’hebdo N° 1339 Acheter ce numéro
Didier Fassin propose un travail ethnographique en profondeur, résultat de près de cinq années d’immersion « en détention ». Il construit ainsi un portrait minutieux de la condition carcérale. Ce travail fait suite à une autre enquête du même ordre sur la « police des quartiers » : la Force de l’ordre (Seuil, 2011). Non sans souligner la grande différence entre les deux institutions puisque, contrairement à la police, la prison, « lieu d’enfermement par excellence, est en France un espace ouvert à la recherche en sciences sociales » …
À l’opposé de la perspective classique des chercheurs à propos de la prison, monde strictement fermé, avec sa culture propre, vous avez voulu vous situer en dehors d’une approche dite « insulariste ». Pourquoi ?
Didier Fassin : On peut distinguer deux dimensions de la prison. En tant qu’expérience – celle des détenus avant tout –, elle est quelque chose d’irréductible, un monde dur, réglé, opaque, et surtout une épreuve de contrainte, de privation, de souffrance. On ne peut donc pas dire, comme Michel Foucault, qu’il existe un archipel carcéral s’étendant à toute la société : l’expérience de la prison est unique. En tant qu’institution, pourtant, l’espace de la détention est de plus en plus perméable au monde du dehors. Beaucoup de choses et de gens entrent en prison, légalement ou non : des cadeaux et de la nourriture à Noël et pendant le ramadan, des vêtements, des téléphones, de la drogue, mais aussi des informations par la télévision et par les familles, des droits par les réglementations européennes et par les avocats. Et puis, comme le disent souvent les directeurs et les surveillants, la prison est ce que la société, la loi, la justice en font : pour l’étudier, il faut comprendre qui l’on enferme et pourquoi.
Comment expliquer la forte hausse de la population carcérale depuis trente ans ?
Entre 1850 et 1940, le nombre de personnes incarcérées en France a diminué de moitié. Entre 1955 et 2015, il a été multiplié par plus de trois. Cette évolution n’est pas due à une augmentation de la criminalité, puisque les faits les plus graves ont au contraire reculé. Elle est le produit d’une société de plus en plus punitive. D’une part, on est de moins en moins tolérant à l’égard d’infractions autrefois considérées comme mineures et relevant de contraventions, comme les délits routiers requalifiés en délinquance routière, alors qu’il s’agit souvent de gens qui ont perdu les points de leur permis. D’autre part, on est de plus en plus sévère : les tribunaux condamnent à la prison ferme avec mandat de dépôt, et la durée moyenne des peines a presque doublé après l’instauration des peines plancher. Sur les 573 000 condamnations prononcées chaque année, plus de la moitié sont de la prison, dont les deux cinquièmes ferme. Le réflexe des magistrats face à des délits mineurs, surtout commis en récidive, comme conduire avec une alcoolémie supérieure à la norme, n’avoir pas payé une pension alimentaire, avoir mal répondu à un policier, c’est souvent l’incarcération. Une tendance encore aggravée depuis la généralisation, il y a une quinzaine d’années, de la comparution immédiate, dont les sanctions par la prison ferme sont deux fois plus fréquentes que dans les procédures ordinaires. D’où la surpopulation carcérale : là où j’ai enquêté, on est passé de 120 à 170 % de taux d’occupation en cinq ans, quand la loi prévoit depuis plus d’un siècle l’encellulement individuel.
L’État pénal frappe surtout les catégories défavorisées, notamment les minorités ethniques. À quoi est-ce dû ?
C’est toute la chaîne pénale qu’il faut considérer. À commencer par les délits que le législateur décide de pénaliser ou non, et les magistrats de poursuivre ou non : la petite délinquance plutôt que la délinquance financière. Le cas des infractions à la législation sur les stupéfiants est exemplaire. Elles représentent une entrée en prison sur sept. Non pour trafic de drogues (0,25 % des détenus), mais pour détention et revente, voire simple usage, qui concerne le quart des infractions en prison. Or, tandis que la consommation de cannabis est répartie à peu près également parmi les jeunes de toutes les catégories sociales, voire un peu plus fréquente parmi les classes moyennes et supérieures, ce sont les milieux populaires, le plus souvent d’origine immigrée, qui constituent la quasi-totalité des arrestations pour ce motif. C’est que les policiers ne font pas de fouilles à la sortie des lycées et devant les universités, mais dans les cités de banlieue. Et avec la politique du chiffre, les peines d’emprisonnement ferme pour simple usage ont été multipliées par sept dans les années 2000.
Une impression se dégage de votre enquête : celle de la vacuité de la vie en prison…
Au terme de quatre années passées à écouter des personnels et des détenus, à observer le quotidien de la vie carcérale, m’est apparu ce que tous ceux qui sont enfermés en prison ou qui y travaillent savent bien : la prison est souvent un lieu vide de sens. Il ne s’agit pas d’un jugement, mais d’un constat. Pour les prévenus en attente de leur procès et les condamnés à des peines de moins de six mois, qui représentent près de deux entrées sur trois en détention, il n’y aura le plus souvent pas de possibilité de travailler, de faire un stage, de suivre un cours, de pratiquer un sport, ni même d’envisager un aménagement de peine. En maison d’arrêt, près de sept détenus sur huit ont des sorties « sèches », sans préparation aucune. Non faute de bonne volonté des agents pénitentiaires, mais par manque de ressources.
Vous montrez la dangerosité de la prison en termes de récidive ou de radicalisation. Pourquoi cette obstination à enfermer toujours davantage, au lieu d’expérimenter des alternatives ?
La prison est censée avoir deux fonctions. L’une consiste à punir en proportion de l’infraction commise et du préjudice occasionné. L’autre vise à protéger la société en permettant la réinsertion et en favorisant la dissuasion. On croit souvent que les deux vont ensemble. Or, les études internationales comme françaises montrent, surtout pour les infractions mineures, que plus de punition signifie moins de protection : à délit comparable, l’incarcération conduit à plus de récidive que les mesures alternatives. Mais, bien plus que l’entrée dans la criminalité ou la radicalisation, c’est la désinsertion sociale, professionnelle et familiale qui est en cause. Que, dans ces conditions, notre société continue d’être si punitive tient à deux ordres de raison. D’une part, la prison est une forme de gestion des populations précaires : l’État pénal tend à déplacer l’État social dans une période où les inégalités se creusent. D’autre part, les logiques sécuritaires et répressives profitent aux partis qui s’en réclament : de l’extrême droite, elles sont passées à la droite et n’épargnent plus la gauche. Il y a là une forme de cercle vicieux dans lequel nous nous sommes engagés depuis trois décennies. Il faudrait beaucoup de lucidité et de courage aux responsables politiques pour en sortir.