Hépatite C : Médecins du monde s’attaque au brevet
L’organisation humanitaire conteste le brevet sur le sofosbuvir, traitement miracle contre l’hépatite C. Le monopole détenu par le laboratoire Gilead et le prix de ce médicament menace l’accès aux soins et les systèmes de santé européens.
dans l’hebdo N° 1341 Acheter ce numéro
Le 10 février, Médecins du monde a déposé devant l’Office européen des brevets une opposition au brevet sur le sofosbuvir. Ce traitement contre l’hépatite C, présenté comme miraculeux en ce qu’il pourrait guérir 90 % des personnes atteintes, est vendu par le laboratoire Gilead qui en détient le monopole à un prix atteignant les 41 000 euros pour les 12 semaines de traitements. Ce coût multiplié par le nombre minimum de personnes concernées représente un tiers du déficit de la Sécurité sociale et menace l’accès aux traitements des personnes infectées ainsi que la solidarité de notre système de santé. Il repose aussi la question du financement de la recherche médicale et la perversion d’un système qui, pensé pour sécuriser l’innovation, permet en fait à des laboratoires pharmaceutiques de spéculer sur des traitements sans prendre en compte aucun critère de santé publique. Les explications de Céline Grillon, chargée de plaidoyer à Médecins du Monde.
**L’opposition de Médecins du monde au brevet sur le sofosbuvir est-elle une démarche inédite de la part d’une ONG ?
Céline Grillon** : D’ordinaire, ce sont des industriels qui s’opposent aux brevets de leurs concurrents. Mais des ONG comme Greenpeace ont déjà déposé des oppositions à des brevets de Monsanto sur des variations génétiques naturelles existant chez les plantes ; et l’Institut Pierre et Marie Curie s’est opposé avec succès à des brevets sur le gène BRCA1 et ses applications diagnostiques et thérapeutiques… Par contre, c’est la première fois en Europe qu’une organisation de la société civile s’oppose à un brevet portant sur médicament pour en améliorer l’accès pour les patients. Si nous gagnons, le brevet sur le sofosbuvir sera révoqué dans l’ensemble des 38 pays membres de l’Organisation européenne des brevets.
Si le brevet est révoqué en Europe, le sofosbuvir restera breveté à l’étranger ?
Comme les brevets sont des droits nationaux, il n’existe pas de mécanisme permettant de faire révoquer un brevet mondialement. En revanche, nous travaillons avec les activistes des autres pays pour coordonner nos initiatives. Sur l’opposition, nous avons travaillé avec I-MAK (Initiative For Medicines, Access & Knowledge) un collectif de juristes et de scientifiques qui a déposé, avec une association de patients, un recours similaire en Inde. Depuis la fin des années 1990, de nombreuses actions ont été menées dans les pays à revenu faible ou intermédiaire contre les brevets qui compromettent l’accès aux antirétroviraux. L’Europe est en train de rejoindre ce mouvement.
Pourquoi la révocation n’ouvrirait-elle pas forcément la porte à la production de génériques ?
Les médicaments sont le plus souvent « protégés » par une arborescence de brevets qui portent sur les étapes successives de développement des molécules. Notre recours concerne le brevet sur le sofosbuvir, la forme commercialisée du médicament. Mais d’autres brevets, toujours en cours d’examen par l’Office européen des brevets, pourraient bloquer la production de génériques. On peut aussi imaginer que ces brevets soient également opposés par des associations de patients ou des associations de lutte contre les inégalités en santé.
Quel est l’espoir soulevé par votre initiative ?
La procédure d’opposition durera au minimum un à deux ans.
La révocation serait une victoire significative. Mais au-delà du seul sofosbuvir, l’initiative de Médecins du monde vise également à ouvrir un chantier : peut-on attribuer des monopoles sur des médicaments sans prendre en compte aucun critère de santé publique ? Au Brésil, l’agence nationale pour la santé intervient dans la délivrance des brevets. Pas en Europe où la procédure est strictement commerciale. Nous voulons utiliser la médiatisation autours de notre opposition pour entamer plusieurs débats. Premièrement, sur comment sont fixés les prix des médicaments en France et quel est l’impact de ces prix sur la santé des patients et les systèmes de santé solidaires. Deuxièmement, sur l’utilisation abusive du système des brevets, initialement conçu pour récompenser l’innovation médicale et qui est aujourd’hui détourné par certains laboratoires pharmaceutiques pour sécuriser des parts de marché au détriment des patients, mais aussi de la recherche.
En quoi le sofosbuvir est-il un traitement miracle ?
Avant l’apparition des antirétroviraux à action directe (AAD), les traitements contre l’hépatite C réussissaient dans 50 à 70 % des cas, étaient longs (6 mois à 1 an) et provoquaient de graves effets secondaires. L’arrivée des AAD est une révolution thérapeutique. En combinaison avec d’autres molécules, le sofosbuvir permet de soigner plus de 90 % des patients tout en raccourcissant la durée de traitement et limitant les effets secondaires. En revanche, la structure chimique de la molécule sofosbuvir n’est pas innovante au regard des connaissances scientifiques antérieures. Ce qui pose aussi la question du financement public de la recherche. Lorsque les résultats de la recherche publique sont utilisés par les industriels pour le développement de médicaments, l’apport public et collectif disparaît. Le monopole qui en découle est-il légitime ? C’était le même débat avec l’AZT contre le sida…
Pourrait-on imaginer des formes de partenariats publics-privés sur les médicaments ?
Il en existe déjà, comme celui monté par Médecins sans frontières sur les maladies tropicales négligées. Mais il faut réfléchir à de nouveaux mécanismes de financements à plus grande échelle. Des modèles alternatifs proposent de déconnecter le prix du médicament du coût de la recherche et du développement. Soit de rapprocher le prix du médicament de son coût de production et de rétribuer la recherche autrement, par exemple en créant un Fonds public à l’innovation. En l’occurrence, une étude de l’université de Liverpool a évalué le coût de production de 12 semaines de sofosbuvir à 101 dollars. Il est vendu 41 000 euros en France. On paie donc aujourd’hui l’opération financière que le laboratoire Gilead a faite en rachetant pour 11 milliards de dollars Pharmasset, la start-up qui a développé le sofosbuvir. Le prix de rachat a été délibérément fixé bien au-dessus de la valeur réelle de la start-up et donc des coûts de développement du sofosbuvir. Gilead justifie le prix fixé en France en avançant que cela coûterait quand même moins cher à la solidarité nationale que la prise en charge des cirrhoses, cancers, greffe du foie etc. engendrés par l’hépatite C. Argument irrecevable et intenable pour les systèmes de santé. D’autant plus que Gilead s’est déjà remboursé du rachat de Pharmasset avec les seuls bénéfices nets de 2014 !… .
Cela pourrait-il venir d’une volonté politique ?
Nous avons demandé au gouvernement d’émettre une licence obligatoire sur le sofosbuvir. Ce mécanisme, approuvé par l’Organisation mondiale du commerce, permet d’autoriser la production de génériques d’un médicament sous brevet en contrepartie de redevances. Mais le gouvernement n’a pas donné suite. Le ministère de la Santé a préféré instaurer une taxe spécifique sur les bénéfices tirés des traitements contre l’hépatite C. Ce mécanisme ad hoc ne répond pourtant pas au problème plus global du prix des médicaments. Or il est nécessaire d’avoir une réflexion à plus long terme et au-delà du seul champ de l’hépatite C. Les nouveaux traitements comme les thérapies ciblées contre le cancer sont également concernés si l’on veut sauvegarder notre système de santé solidaire.
Qui a accès au sofosbuvir aujourd’hui ?
Le rapport du groupe d’experts mandaté par le ministère de la Santé et remis en 2014 recommande de traiter en priorité les patients au stade de fibrose (dégradation du foie causé par l’hépatite C) supérieur ou égal à F2 et quel que soit le degré de fibrose les patients présentant des complications ou faisant partie de populations vulnérables (personnes usagères de drogues ou détenues). Les critères finalement retenus par le ministère de la Santé sont plus restrictifs et excluent notamment les populations vulnérables, alors même que faciliter le traitement de ces groupes permettrait de considérablement limiter le nombre de nouvelles infections.
À quel point le rationnement menace-t-il le principe de solidarité de notre système de santé ?
Rationner c’est accepter qu’un traitement existe mais que certains patients ne peuvent pas en bénéficier. C’est ouvrir une brèche dans notre système de santé solidaire en légitimant les questions du type « qui mérite le plus d’être soigné ? » et « qui ne mérite pas de l’être ? ». C’est un débat dangereux et incompatible avec les enjeux de santé publique. Mieux vaut agir en amont en diminuant le prix des traitements et en mettant en place de nouveaux modèle qui encouragent l’innovation médicale tout en garantissant l’accès de tout le monde aux produits de santé.