« La Cigogne », d’Akram Musallam : Le règne de la division

Dans la Cigogne, Akram Musallam propose une métaphore de la Palestine à travers un personnage obsédé par les cassures.

Christophe Kantcheff  • 19 février 2015 abonné·es
« La Cigogne », d’Akram Musallam : Le règne de la division
La Cigogne , Akram Musallam, traduit de l’arabe par Stéphanie Dujols, Actes Sud, 124 p., 16,80 euros.
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Il est surnommé la Cigogne à cause de son physique : trop grand, des jambes grêles, des épaules tombantes… Pas vraiment l’allure d’un héros. Mais ce ne sont pas les héros qui intéressent le romancier palestinien Akram Musallam. Chez lui, la vie quotidienne, le passé ensanglanté et les incertitudes du futur suffisent à mettre les habitants les plus discrets dans des situations déchirantes. C’est le cas de la Cigogne. Mais, pour raconter son histoire, Akram Musallam ignore le lyrisme. Il déploie une prose sèche, concentrée, à l’ironie mélancolique. Il représente la Cigogne à deux époques : quand il était un jeune garçon collé aux basques de son grand-père aimant ; et à la quarantaine, solitaire divorcé, vivant autant dans ses souvenirs que grâce à l’existence de sa fille.

Mais, alors qu’il sait que son grand-père, servant au cours des années 1930 dans l’armée coloniale britannique, a reçu un jour l’ordre de tuer un soldat de sa propre compagnie, la Cigogne découvre que la victime n’était pas un Indien, comme son grand-père l’avait prétendu, mais un jeune homme de « son propre pays ». De même, si la fille de la Cigogne occupe une place cruciale dans sa vie, il ne l’a jamais rencontrée ! Née à Amman, en Jordanie, elle n’a jamais eu l’autorisation de se rendre en Palestine. Quant à la Cigogne : « Plusieurs années après son divorce, on lui a permis de se rendre à Amman, à condition qu’il s’engage à ne plus jamais revenir dans son pays. Il a refusé. Fixant la clôture longeant le fleuve  [le Jourdain, NDLR] qui lui fend le cœur en deux, il s’est bien concentré pour que tout ne se brouille pas dans sa tête, et là, quelque chose lui a dit que, cette fois, c’est de se trouver là-bas, de l’autre côté, qui lui aurait semblé absurde. »

Les séparations, les divisions, les fractures jalonnent l’existence des personnages de la Cigogne, qui, plus que de raison, ont maintes occasions d’avoir le cœur fendu « en deux ». Le romancier porte une attention toute particulière à la topographie et à l’architecture, où chaque frontière devient une métaphore et, pour la Cigogne, dont le surnom en arabe est « laqlaq », le même mot dédoublé ou cassé en deux, une obsession. Quand il trace un trait rouge sur une feuille blanche, qu’y voit-il ? « Ce pourrait être une grille, des barbelés, un rideau, un fleuve grisâtre, une ceinture rouge, un couloir aimanté dans une salle de classe  […]. Il fixe le trait jusqu’à l’épuisement. Il lui apparaît alors comme une fente entre deux lobes, où il glisse en sombrant dans un profond sommeil. » Le rêve est le seul moyen d’abolir les obstacles. Mais gare aux cauchemars, pour un peuple déjà parqué, écartelé…

Littérature
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