Le « cœur maléfique » de l’Allemagne nazie
À travers le périple de deux correspondants de guerre, la « découverte » des camps.
dans l’hebdo N° 1342 Acheter ce numéro
Au soir du 4 avril 1945, à Ohrdruf, le photographe français de l’AFP Éric Schwab, juif d’origine allemande par sa mère, est interpellé par un ex-détenu polonais tout juste libéré. Avec Meyer Levin, journaliste américain et juif d’origine lituanienne, ils suivent en jeep depuis plusieurs mois l’avancée des troupes américaines en territoire allemand. L’étrange Polonais au crâne rasé, amaigri, « les yeux fiévreux enfoncés dans les orbites », leur explique « dans un mauvais allemand qu’il veut absolument qu’ils voient le lieu où il a été prisonnier ». Il parle « très rapidement, les soûlant d’histoires invraisemblables ». Des monceaux de cadavres, des survivants cadavériques dans des baraques… Deux jours plus tard, Meyer Levin câble sa première dépêche rendant compte de « la découverte de ce premier camp » : « Nous avons désormais percé le cœur ténébreux de l’Allemagne. Nous avons atteint la zone des camps de la boucherie humaine que les nazis, dans leur terreur coupable, voulaient nous cacher. »
Levin et Schwab sont donc parmi les tout premiers à « découvrir » ce que David Rousset appellera « l’univers concentrationnaire », où les conduisent les déportés à peine libérés. « Découvrir », le mot est ambigu. Quelques années plus tard, racontant ce périple à travers l’ex-Reich d’un camp à un autre, Levin écrira : « Nous savions. Le monde en avait entendu parler. Mais, jusqu’à présent, aucun de nous n’avait vu. C’est comme si nous avions enfin pénétré à l’intérieur même des replis de ce cœur maléfique [^2]. » Historienne de la mémoire de la destruction des juifs d’Europe et du système concentrationnaire nazi, Annette Wieviorka a travaillé sur la construction et l’évolution du récit de ce qu’on nomme souvent « les camps de la mort ». Une appellation qui est d’ailleurs le produit de la « vision unificatrice » de ces lieux. Or, cette prétendue unité est fausse. Des différences existent notamment entre camps d’extermination et camps de concentration. Sans compter les différences entre détenus, parfois au sein du même camp. En 1945, cette « découverte » advient quasiment par hasard, puisque aucun des camps n’était un objectif militaire, ni pour l’Armée rouge ni pour les Alliés. Mais elle va produire une « onde de choc ». À travers le parcours des deux correspondants de guerre – l’un « obsédé » par la destruction des juifs d’Europe, dont on parle peu alors, l’autre animé par la recherche de sa mère, juive allemande déportée –, Annette Wieviorka relate « l’ébranlement » du monde devant l’horreur. Et elle analyse comment ce « mal incarné » (extrême, puis « banal », pour Hannah Arendt) ne cessa depuis « d’être représenté, reconfiguré au fil des décennies qui nous séparent du choc initial ».
[^2]: Dans son livre In Search, Constellation Books, Londres, 1950.