Prisons : Dans l’ombre de la République

La Maison européenne de la photographie, à Paris, expose le travail de Grégoire Korganow, concentré sur l’univers carcéral.

Jean-Claude Renard  • 19 février 2015 abonné·es
Prisons : Dans l’ombre de la République
Prisons , Grégoire Korganow, Maison européenne de la photographie, 5/7 rue de Fourcy Paris IVe, jusqu’au 5 avril.
© Grégoire Korganow pour le CGlPl

Son parcours est peu commun. En 2010, Grégoire Korganow accompagne Stéphane Mercurio pour son documentaire À l’ombre de la République. La réalisatrice entend suivre les contrôleurs des lieux de privation de liberté, sous la houlette de Jean-Marie Delarue, contrôleur général. Immersion originale dans les lieux d’enfermement (maisons d’arrêt, centres de détention pour les longues peines, hôpitaux psychiatriques), le film donne à voir ce qui est habituellement fermé aux regards extérieurs. Le ton est juste, sobre, calé dans l’empathie et l’humanité [^2]. À l’occasion de ce documentaire, le photographe pénètre pour la première fois dans un centre de détention. C’est un choc pour celui qui a pourtant déjà couvert les mutations de l’ancien bloc soviétique, les émeutes de la Goutte-d’Or à Paris en 1993, puis suivi les mal-logés, les sans-papiers, les Indiens Mapuches du Chili, ou encore les victimes irakiennes. Quelques mois après le tournage, Jean-Marie Delarue lui propose de rejoindre son équipe.

Korganow devient contrôleur des lieux de privation de liberté. De janvier 2011 à janvier 2014, il se glisse dans l’intimité de l’enfermement. Durant ces trois ans, il visite une vingtaine d’établissements, restant cinq à dix jours dans chaque prison. Avec cet avantage : il peut tout photographier, jour et nuit. Aucun lieu ne lui est interdit : l’intérieur des cellules, les cours de promenade, les parloirs, les douches, les quartiers disciplinaires. Toute une grammaire carcérale, avec ses règles, ses lois, son poids lourd et épais, exposée aujourd’hui à la Maison européenne de la photographie, à Paris, en une centaine d’images. Des pièces froides et impersonnelles, une salle d’attente, une geôle où sèche le linge au-dessus d’une baguette de pain, la pause-café dans une autre cellule, où se serrent trois détenus dans l’exiguïté, la ronde de nuit d’un maton dans le dédale des coursives, la façade d’une maison d’arrêt crachant, dégueulant par les fenêtres sa surpopulation, la distribution des cantines, un parloir où s’échangent un baiser et des bribes de consolation, un espace de plantations et de cultures, fragile poumon vert engoncé dans le carcan du béton et du barbelé, une cour de promenade qui n’a de promenade que le nom, un terrain de sport côtoyant des douches crasseuses. Foin de visages clairs et distincts, de trognes confrontant l’objectif (affaire de respect, d’anonymat, de loi aussi).

La photographie ne se veut pas moins frontale. Les détenus sont ici saisis dans l’ombre, de profil, de dos ou le visage masqué par un objet. Ce qui transpire, c’est l’isolement, un pêle-mêle de promiscuité, la solitude, des pièces décaties et insalubres, habillées de graffitis, le désœuvrement et l’inconfort, des atmosphères, ou plutôt un sentiment permanent de violence. Un sentiment d’évidente désolation en des lieux qui marquent tous les échecs. L’échec d’une vieille dame qui tient à peine sur ses béquilles, le corps martyrisé, l’échec encore de ce jeune homme en survêtement et doudoune qui tente un regard vers une fenêtre grillagée, l’échec enfin de ces hommes alignés résignés au-dessous d’un filet de sécurité, ou tête baissée dans une cour de promenade enneigée, contraints à tourner en rond. Une longue peine infinie. « L’enfer de l’incarcération, observe le photographe, tient beaucoup à l’accumulation et à la répétition de traitements indignes qui transforment l’ordinaire en cauchemar. » Un cauchemar qui se vit dans le rétrécissement, l’entrave, l’avilissement. Ce sont autant d’images âpres, asphyxiantes, qui disent l’ombre de la République et plus encore sa honte quand est cadré le mitard, son isolement, sa discipline, une violence vertigineuse. D’une prison l’autre, Grégoire Korganow livre sa visite sans pathos.

Jane Evelyn Atwood, Raymond Depardon ou encore Lizzie Sadin avaient rendu une copie sur le sujet en noir et blanc, renforçant sa dramaturgie. Korganow le fait en couleur, en prenant la lumière telle qu’elle s’impose à lui, l’instant tel qu’il se vit. Sans spectacularisation ni esthétisation. Il y est, et photographie brut de décoffrage, au diapason de la géographie des lieux. Sans ambages, sans fioritures ni effet, se cognant au réel, sans pointillisme ni impressionnisme procédant par petites touches, sans non plus anecdotiser, sans commenter (pour le coup, c’en est parfois gênant, faute de légendes, ne sachant pas si l’on est en maison d’arrêt ou en centre de détention, ni où ni quand, sécurité oblige). Mais c’est bien là que Grégoire Korganow réussit son travail, engagé, s’en tenant « au traitement des individus et de leur intégrité, à ce que la spatialité, les mouvements, les postures, les marques corporelles révèlent de la condition carcérale aujourd’hui », dit-il. Un travail facilité par sa position de contrôleur, certes, facilité par le temps qui lui a été donné, certes encore, mais dans la volonté de montrer une réalité telle qu’elle est. Insoutenable. Inacceptable.

[^2]: Le film de Stéphane Mercurio est disponible aux éditions Montparnasse, accompagné d’un autre documentaire de la réalisatrice, À côté, sur une association accolée à la prison pour hommes de Rennes, où viennent se réfugier les femmes des détenus en attendant l’heure du parloir.

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