Quand trop de morale tue la morale…
Manuel Valls n’a qu’un mot à la bouche : « Laïcité ». C’est donc le moment pour lui d’en comprendre le sens.
dans l’hebdo N° 1340 Acheter ce numéro
Prolonger « l’esprit du 11 janvier » : c’est le vœu exprimé la semaine dernière par François Hollande en ouverture de sa conférence de presse. Évidemment, on ne saurait aller contre. Mais la politique étant ce qu’elle est, on peut avoir des doutes sur la nature vraiment irénique des intentions présidentielles. Il ne faudrait pas que cet assaut de bons sentiments vise à reléguer des problèmes disons moins gratifiants pour l’exécutif. Dans ladite conférence de presse, le temps consacré à la morale républicaine aux dépens des questions économiques et sociales a éveillé à cet égard quelques soupçons. À vouloir trop tirer sur la grosse ficelle du 11 janvier, on risque de la rompre. La conséquence en serait un déplacement du curseur politique vers des considérations ethniques ou religieuses. Ce serait exciter encore un peu plus la vilaine démangeaison dont souffre notre société.
Or, plusieurs signes confirment que le couple exécutif est tenté par cette orientation. J’en veux pour preuve les propos inquiétants de Manuel Valls qui, le 9 février sur Europe 1, a affirmé qu’il fallait « combattre le discours des Frères musulmans », ainsi que, dans un discret amalgame, « les groupes salafistes ». Il s’agirait d’ « aider les musulmans qui ne supportent pas d’être confondus avec les jihadistes », le « conservatisme » et le « radicalisme ». Ce qui commence à faire beaucoup de confusion. On peut en effet penser ce qu’on veut des différents courants de l’islam, les juger réactionnaires, conservateurs, et les affubler de toutes sortes de qualificatifs désobligeants, mais prenons garde à ne pas mêler ce qui relève de la loi et ce qui s’inscrit dans le champ du débat politique ou religieux. On n’imagine pas nos ministres aller porter la contradiction aux Loubavitch au prétexte qu’il faudrait aider les juifs de France à ne pas se confondre avec ce mouvement intégriste. Quant aux intégristes catholiques, ils ont pu à loisir battre le pavé de nos villes quand il s’agissait de s’opposer au mariage pour tous.
Sur ce terrain, Manuel Valls n’est ni le plus qualifié ni le mieux placé. Serait-il un quidam averti des subtilités de la chose religieuse qu’il pourrait parfaitement aller se mêler à des débats sans aucun doute passionnants, mais il est Premier ministre. Et il n’a qu’un mot à la bouche : « Laïcité ». C’est donc le moment pour lui d’en comprendre le sens. Sans compter que les musulmans n’ont peut-être pas besoin d’être aidés à être eux-mêmes. Mais la suite du discours n’est guère plus rassurante. Quand un journaliste demande au Premier ministre comment il compte s’y prendre pour combattre les Frères musulmans, représentés en France par la puissante Union des organisations islamiques de France (UOIF), celui-ci répond : « Par la loi, par la police et par les services de renseignements. » Or, de deux choses l’une : ou bien l’UOIF contrevient au droit, ou bien nous sommes dans le domaine du débat religieux, et la police de M. Valls n’a rien à y faire. À moins que nous soyons tombés en pâmoison devant le maréchal Abdel Fattah al-Sissi qui fait condamner à mort par centaines les Frères musulmans égyptiens. La chose est d’autant plus inquiétante qu’au même moment le ministère de l’Éducation nationale vient de conclure un accord de partenariat avec la Licra pour qu’elle intervienne dans les établissements scolaires. Pour cela, la Licra vient de publier un petit ouvrage collectif qui servira sans doute de support à ces leçons de laïcité souhaitées par François Hollande [^2]. Or, il suffit de lire l’ahurissant chapitre sur le sionisme – une présentation grossièrement unilatérale de l’histoire émaillée de contre-vérités – et celui sur le colonialisme, qui ne dit pas un mot de la colonisation en Cisjordanie, pour imaginer ce que cela suscitera dans certaines classes de banlieue auprès de jeunes Maghrébins sensibilisés au conflit israélo-palestinien. On aurait plus vite fait de confier les leçons d’histoire à l’ambassadeur d’Israël. J’imagine qu’on recensera ensuite de nouveaux « incidents » et que l’on convoquera quelques gamins au poste de police. A-t-on lu cet ouvrage au ministère de l’Éducation nationale ? À quel niveau pédagogique a-t-on pris cette décision ?
J’ai envie de crier « halte au feu ! ». Que cherche-t-on au juste ? Notre société a besoin d’être apaisée. Elle souffre de toutes sortes de racismes. D’islamophobie, bien sûr, mais aussi d’un antisémitisme de banlieue presque toujours lié à la confusion entre judaïsme et conflits proche-orientaux. N’en rajoutons pas ! Les leçons de morale sont bonnes à entendre lorsqu’elles sont sincères et honnêtes. Elles sont déjà difficiles à avaler dans des milieux déshérités, quand on a chaque jour sous les yeux les scandales de l’évasion fiscale, les turpitudes d’un ancien directeur du FMI, ou des statistiques qui témoignent de l’accaparement de toutes les richesses du monde par une infime minorité. Nous sommes dans un monde malade de l’ultra-libéralisme, et qui n’a pas besoin d’être excité par les voix les plus officielles. Ce sera notre petite leçon de morale à nous…
[^2]: 100 mots pour se comprendre , sous la direction d’Antoine Spire & Mano Siri, éd. Le Bord de l’eau, 158 pages, 10 euros.
Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.