Sombre printemps
Mikaël Serre adapte les Enfants du soleil de Gorki en huis clos où plane l’ombre des révolutions arabes.
dans l’hebdo N° 1340 Acheter ce numéro
Avec Platonov du collectif les Possédés à la Colline, et Ivanov de Luc Bondy à l’Odéon, la scène parisienne a fait le plein de Tchekhov pour un moment [^2]. Place maintenant au Monfort pour une pièce russe plus rarement montée : les Enfants du soleil (1905), de Maxime Gorki, dans une adaptation et une mise en scène de Mikaël Serre. Avec lui, tout en restant dans une atmosphère dépressive très tchékhovienne, on s’éloigne à la fois de la Russie et du passé pour entrer dans un univers kitch et design impossible à localiser. Cactus éclairés comme des sapins de Noël, billes de plastique mélangées à du sable fin et écran géant en toile de fond : tout, dans l’élégant décor de Nina Wetzel, suggère un refus du réel. Du domaine du chimiste Protassov (Cédric Eeckhout) et de sa femme Elena (Servane Ducorps), la scénographe a fait une sorte de loft dont chaque détail désigne une phobie. Celles de l’extérieur et du « peuple » surtout, pures abstractions dans la bouche des personnages de Gorki.
La dimension cinématographique de la pièce aidant, on pense parfois à Mauvais sang (1986) de Léos Carax. Malgré les efforts de Protassov et de ses proches pour s’isoler du monde, la maladie vient s’insinuer dans les drames sentimentaux de la maisonnée. Mais pas plus que le sida chez Carax, l’infection n’est nommée dans la pièce de Mikaël Serre. Comme la Russie et ses samovars, l’épidémie de choléra de 1862, qui sert de contexte à la tragédie de Gorki, laisse place à une menace d’autant plus inquiétante qu’elle est sans mot. La femme de Legor – brutal et mystérieux assistant de Protassov incarné par Nabih Amaraoui – meurt, et les autres sont pris de panique. Là-dessus vient s’ajouter la révolte de ce « peuple » dont personne ne veut rien savoir. Le tout en hors-champ, évoqué soit au détour d’une phrase, soit par des vidéos projetées sur l’écran géant avant d’envahir le plateau. On songe davantage au printemps arabe qu’aux violences tsaristes que dénonçait Gorki dans sa pièce, écrite en prison lors de la révolution de 1905.
Sous l’image de carte postale avec palmiers et touristes qui occupe régulièrement l’écran, les protagonistes semblent s’agiter dans un Orient de pacotille. Perdus dans la superposition d’époques et de lieux imaginée par Mikaël Serre, ils ont l’air absurde de pierrots sur un champ de bataille. L’un passe son temps à deviser sur la beauté de l’atome. L’autre (Bruno Roubicek dans le rôle de Vaguine, artiste et ami de Protassov) à discourir en anglais sur le rôle de l’art. Tous s’ennuient à mourir, même quand ils s’égosillent pour jouer des rivalités amoureuses auxquelles ils sont les premiers à ne pas croire. La misère de ces enfants du soleil est postmoderne, mais déguisée sous le mal-être d’une époque révolue. Mikaël Serre est maître en identités incertaines. On a beau voir Vaguine courtiser Elena, Melania (drôle et déchirante Marijke Pinoy) tenter de séduire Protassov, et tous les autres se livrer à de pareilles occupations, on ne sait jamais vraiment qui sont ces affolés. Les membres d’une élite arabe enfermée dans sa tour d’ivoire, peut-être. Ou des pseudo-intellectuels occidentaux dont les téléviseurs diffusent des images de lointaines révolutions. Tout se rejoint et se confond, dans l’apocalypse. Surtout les corps. Issus pour beaucoup de la performance, les comédiens ne lésinent ni sur les cris ni sur les convulsions. Tout en contrôle. À sept, ils portent avec talent une intrigue prévue pour seize. Au prix de quelques raccourcis, bien sûr. Mais avec la musique de Nils Ostendorf, la lumière joliment crépusculaire de Sébastien Michaud et les images de Sébastien Dupouey, une nouvelle narration se met en place : celle du suicide 2.0. Qui accompagne aujourd’hui toute tragédie.
[^2]: Jusqu’au 1er mars, puis du 7 avril au 3 mai.