Sortir de la « trappe à liquidité »
TRIBUNE. Économiste, ex-député européen EELV, Alain Lipietz montre ici que la baisse des taux d’intérêt par la BCE, tellement vantée par les commentateurs, n’a en réalité qu’un faible impact sur la vie des citoyens.
dans l’hebdo N° 1342 Acheter ce numéro
Le tournant monétaire de Mario Draghi à la Banque centrale européenne (BCE) est tardif mais massif : taux d’intérêt négatifs, monétisation de la dette publique… Peut-on en attendre une relance productive ? Cette politique a théoriquement trois effets. D’abord, le coût des nouveaux emprunts diminue pour les consommateurs et les investisseurs. Ensuite, on hésite moins à dépenser, ce qui ranime la hausse des prix et réduit le coût des emprunts passés. Enfin, l’euro s’affaiblit relativement aux autres monnaies. Ces trois effets contribuent à leur tour à relancer l’activité. De fait, le troisième objectif est atteint. M. Draghi répudie « l’euro fort » et vise une dévaluation compétitive. En un an, l’euro est passé de 1,38 dollar à 1,12. On en espère une relance de l’exportation, donc de l’emploi… si la demande mondiale ne ralentit pas trop. Qu’en est-il des deux autres espoirs ?
Ne rêvons pas trop. Offrir des crédits à taux zéro ne signifie pas qu’ils seront sollicités. Il faut que les ménages aient des perspectives de revenus stables pour rembourser, ce qui est de moins en moins le cas. Que les États et les collectivités locales acceptent de s’endetter davantage, ce que leur interdit justement le traité de stabilité. Que les entreprises aient des perspectives de débouchés croissants, ce qui n’est pas d’actualité. Et enfin que les banques, qui seules ont un accès direct aux cadeaux de la BCE, acceptent de prêter à ceux qui en ont besoin ! Or, depuis 2008, elles ont développé une aversion pour le moindre risque et ne prêtent qu’aux riches, qui ont déjà de l’épargne oisive. Bref, pour le moment, la hausse des prix ne repart pas, et l’activité non plus. Keynes parlerait de « trappe à liquidité » : la BCE émet de la monnaie, mais personne ne s’en sert. Elle s’accumule en réserves. Deux exemples contrastés. Ayant besoin d’installer chez moi des fenêtres plus isolantes, je souhaite emprunter 3 000 euros. Le Crédit lyonnais, qui ne sait que faire de l’argent de Draghi, propose depuis janvier des prêts sur deux ans, jusqu’à 60 000 euros au taux de 1,99 %. C’est donné ! Mon banquier vérifie : mon « reste-à-vivre » le rassure, je peux demander bien plus… et le placer sur une assurance-vie où l’on obtient facilement 6 % de rendement par an. Il me prête en fait mon épargne de deux ans, sans nouvelle consommation.
Un de mes proches dirige une PME ultra-pointue, l’une des trois boîtes mondiales qui équipent l’industrie de l’aluminium. Deux cents salariés en France, 90 % du chiffre d’affaires à l’exportation : le type de la « PME à l’allemande » dont la France a tant besoin. Le ralentissement mondial retarde le paiement de quelques clients dans les pays émergents. Panne de trésorerie. Comme la boîte a ses usines réparties sur trois régions, ça ne préoccupe aucune des banques publiques d’investissement régionales, lesquelles acceptent tout juste de garantir les prêts éventuels de banques privées. La BNP est engagée à hauteur de 9 millions mais ne veut rien miser de plus, car ses crédits sont garantis par la Coface : ça ne lui coûte rien de laisser tomber la boîte (ce qu’on appelle « aléa moral »). L’entreprise est liquidée. Ainsi, la politique monétaire est seulement « permissive », elle ne suscite pas une croissance de l’activité. Seule la politique budgétaire permet de « tirer » la demande effective. La fenêtre ouverte par Draghi ne sera utile que si elle est mise politiquement à profit pour consommer et investir (et de façon écologiquement responsable, mais c’est un autre sujet). Suggestion. Quels sont les agents qui réduisent massivement leurs investissements du fait de la politique d’austérité ? Les collectivités locales, qui bouclent actuellement leur budget. Particulièrement handicapées sont celles qui souffrent, en plus des « crédits structurés » ou indexés sur le franc suisse, de prêts contractés il y a des années. Cela concerne aussi des villes de gauche ! En même temps que le Front de gauche et le PS critiquaient l’économie casino, certaines de leurs municipalités acceptaient des prêts à bas prix, fondés sur des spéculations de traders. En même temps qu’elles critiquaient l’euro fort, elles empruntaient en franc suisse, alors que l’application de la politique qu’elles proposaient (l’euro faible) allait rendre ces emprunts beaucoup plus chers à rembourser… Passons.
Aujourd’hui, ces collectivités pourraient rembourser d’un coup ces emprunts toxiques en empruntant les sommes correspondantes à taux quasi-nul. « Pourraient », car il faudrait payer de lourdes pénalités pour remboursement anticipé. Or, ces emprunts toxiques ont déjà ruiné la banque Dexia. Les titres correspondants sont logés dans une structure de « défaisance », propriété de l’État, la Sfil. Le gouvernement peut donc faire le geste commercial de dispenser les collectivités de payer ces pénalités… Libérées de cette double peine, elles engageraient immédiatement ces investissements, déjà programmés, mais auxquels elles ont dû renoncer !
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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