Terrorisme, un mot piégé

Désigner systématiquement les combattants comme des criminels sanguinaires empêche de penser les conflits.

Olivier Doubre  • 12 février 2015 abonné·es
Terrorisme, un mot piégé
© Photo : AFP PHOTO

Une polémique à caractère sémantique a récemment éclaté au Royaume-Uni, lorsque la BBC s’est refusé à employer le mot « terroristes » pour les auteurs des attaques contre Charlie Hebdo. Interrogé par le quotidien The Indépendant, Tarik Kafala, directeur de la chaîne en langue arabe du groupe anglais, s’en est expliqué : « Il s’agit de relater que “deux hommes ont tué douze personnes dans une attaque contre les bureaux d’un journal satirique”. C’est assez clair, on sait ce que ça veut dire.  […] Et c’est bien plus éclairant, à nos yeux, que d’utiliser un mot comme “terroriste”. » La retenue de la radio anglaise s’expliquerait par son « code rédactionnel », où il est précisé : « Les jugements de valeur fréquemment induits par l’usage des mots “terroristes” ou “groupe terroriste” peuvent être une source d’incohérence ou susciter chez nos auditeurs des doutes sur notre impartialité. » La qualification est en effet toujours péjorative pour disqualifier un adversaire qui a fait le choix des armes ou de la violence dans sa lutte. Résistants durant la Seconde Guerre mondiale, poseurs de bombes au cours de la guerre d’Algérie, membres de l’OLP ou des Brigades rouges italiennes, tous refusent le terme et se veulent les combattants de la cause qu’ils ont embrassée. Mais, dans chaque contexte historique, ils ont été qualifiés de terroristes.

Madeleine Rebérioux se méfiait du terme. Après l’extradition du réfugié des années de plomb Paolo Parsichetti, arrêté et remis à l’Italie le 25 août 2002, l’historienne, qui fut une figure éminente de la Ligue des droits de l’homme, dirigea la conférence de presse pour protester contre cette entorse à la parole donnée par la France – plus connue sous le nom de « doctrine Mitterrand » – aux anciens militants italiens. Madeleine Rebérioux fit alors un exposé préliminaire, mettant en garde contre « ce concept de terrorisme, véritable chausse-trappe, très délicat à utiliser en histoire ». Peu après, illustrant paradoxalement le propos, l’un de ces réfugiés expliqua que les groupes armés italiens d’extrême gauche avaient toujours pris soin de « cibler » leurs objectifs. Ce qui, pour lui, les différenciait des « terroristes d’extrême droite » qui, eux, posaient des bombes aveugles dans des banques ou des trains… Chacun aurait donc « son » terroriste ? Spécialiste de la violence politique, la politiste Isabelle Sommier souligne combien, « alors que tout le monde se retrouve dans une même réprobation » à l’égard du terrorisme, ce terme « devenu familier » est empreint d’une grande « imprécision dans son contenu [^2] ». Mais elle montre d’abord, alors que le mot est entré dans le dictionnaire de l’Académie française en 1798, suite de la Terreur de 1793, que son acception contemporaine est un « phénomène nouveau », à tel point que « la plupart des chercheurs et observateurs se dispensent de démonstration » quant à sa datation. C’est aussi la remarque que fait l’historienne Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’Algérie. « Si parfois les militaires français ont qualifié les membres du FLN de “terroristes”, l’emploi du terme est alors relativement rare. Ce n’est pas un enjeu dans le conflit. Les Algériens veulent être reconnus comme des soldats de l’armée d’un État souverain. » Et l’historienne d’ajouter que la plupart des histoires du terrorisme publiées ne traitent pas du FLN ou de l’OAS.

Le mot peut donc être considéré comme fourre-tout. Pour le philosophe Frédéric Neyrat, c’est un « concept piégé [^3] »  : « Le signifiant “terrorisme” est tellement malléable qu’il peut s’appliquer à des réalités extrêmement diverses, avec une extension quasi infinie. » Mais il peut aussi être « transitoire, autorisant une interprétation réflexive ». Ainsi, rappelant la phrase de Walter Benjamin ( « l’Histoire est écrite par les vainqueurs » ), il souligne que « le terroriste, si son combat est victorieux, peut aussi être requalifié comme libérateur : ce fut le cas de la Résistance, ou bien des Israéliens qui, avant 1948, ont largement posé des bombes contre les Anglais, et usent du terme contre les Palestiniens depuis ». Car le terrorisme est un « acte » qui met en jeu la souveraineté des États, là encore de façon réflexive. « En qualifiant quelqu’un de terroriste, l’État révèle sa souveraineté. À l’inverse, les actes de celui ainsi dénommé ont pour vocation de s’élever au rang d’actes souverains, contestant le monopole de la violence à l’État. » Mais, pour le philosophe, ce « piège conceptuel » a surtout eu la fonction « de permettre aux démocraties occidentales de retravailler leurs appareils législatifs sécuritaires, en définissant l’extrême et donc les exceptions au droit commun. C’est finalement devenu un nom commun pour sortir du droit commun ! ».

[^2]: Le Terrorisme , Flammarion, 2000.

[^3]: Le Terrorisme, un concept piégé , Éd. Ère, 2011.

Idées
Temps de lecture : 4 minutes

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