« 300 hommes », d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras : Dans la nuit des ombres
300 hommes, un documentaire d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras, donne à voir des sans-abri dans un centre d’hébergement à Marseille.
dans l’hebdo N° 1346 Acheter ce numéro
Après À la folie, de Wang Bing, qui montre des patients d’un hôpital psychiatrique en Chine (voir Politis du 12 mars), 300 hommes, d’Aline Dalbis et Emmanuel Gras, pénètre dans un centre d’hébergement : l’accueil de nuit Saint-Jean-de-Dieu, à Marseille. Si les premiers sont véritablement enfermés, les hébergés de 300 hommes peuvent sortir dans la rue – c’est d’ailleurs là qu’ils passent le plus clair de leur temps. Mais tous sont mis à l’écart par des sociétés qui les tiennent pour indésirables. Et chacun est en butte à l’absence d’horizon et au désœuvrement, qui exposent, désarment, fragilisent. Ainsi, à quelques semaines ** d’intervalle, sortent deux documentaires se déroulant en lieu clos dans la compagnie d’hommes contraints. Peut-être ne faut-il pas y voir qu’un hasard du calendrier. Ces films nous signalent avec insistance que ces ombres, tout autour de nous de plus en plus nombreuses, sont la face cachée de notre « normalité » et de nos existences incluses. « Qu’est-ce qu’on a quand on n’a rien ? » : la question que soulevait ici même Alain Veinstein la semaine dernière est au cœur de 300 hommes. Les réalisateurs, en immersion dans le centre d’hébergement d’urgence Saint-Jean-de-Dieu, ont filmé le dénuement. Tâche ardue. Emmanuel Gras affectionne les paris compliqués, lui qui, avec Bovines (2011), avait transformé le cinéma animalier en tragédie. Ici, il y avait d’abord une évidente question éthique.
Éviter le voyeurisme, Aline Dalbis et Emmanuel Gras y sont parvenus en filmant à la bonne distance. Leur caméra ne scrute pas les hommes qui fréquentent ce foyer, elle les saisit sans gros plans ni insistance dans le pathos. Et les individus ne sont jamais détachés de l’ensemble des hébergés, ni du cadre collectif que constitue le centre Saint-Jean-de-Dieu. Le film ne renseigne pas sur la biographie de ces hommes, dont l’existence itinérante de foyer en foyer est devenue pour beaucoup une routine installée de longue date – bien qu’il y ait aussi des jeunes, de 21 ou 22 ans. 300 hommes donne à voir autre chose, qui est profondément intime : la souffrance de la vacuité. Elle corrompt lentement l’intérieur de chacun, mais s’exprime aussi sur les corps, les visages : c’est l’absence des regards, une forme de non-présence au monde, ou un cri rentré qui soudain surgit. Le film est ainsi parsemé de plans d’hommes qui attendent que le temps passe, leur existence ruinée par le néant. « Ce n’est pas une vie ! », soufflent-ils souvent. Après la perte de tous les attributs sociaux – le travail, la maison… – et la coupure familiale, souvent définitive, ces hommes, pour beaucoup alcooliques, s’engloutissent eux-mêmes dans leur désespoir et parfois se perdent dans les troubles psychiatriques – comme celui qui parle seul sur son banc, déployant un récit inaudible dont il est le seul à connaître la clé. « Des morts-vivants. » L’expression est de l’un d’eux. Leur lucidité les tue à petit feu.
Le personnel du centre d’hébergement navigue entre fermeté – quand il faut refouler un sans-abri parce que le foyer, pourtant de grande taille, 300 lits, est complet –, encouragements bienveillants et impuissance. Frère Didier, le chef de Saint-Jean-de-Dieu, tire sans doute de sa foi sa capacité à faire fonctionner au mieux ce grand foyer d’entraide, forcément impersonnel et austère, dont la vocation est de répondre à une urgence, mais sans possibilité d’améliorer le sort de ceux qu’il recueille. Le cinéma peut-il davantage ? Les cinéastes ont mis en avant cette citation de Walter Benjamin dans leur note d’intention : « Il est plus difficile d’honorer la mémoire des sans-noms que celle des gens reconnus. » 300 hommes révèle ceux que l’on garde hors champ. C’est déjà beaucoup.