« À la folie », de Wang Bing : Dans la compagnie des hommes
Avec À la folie, huis clos passionnant, Wang Bing continue à documenter la Chine invisible, en l’occurrence celle des hôpitaux psychiatriques.
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C’est une paillasse plus qu’un lit, sur laquelle une couverture camoufle deux formes humaines. Une main espiègle vient les découvrir. Deux hommes apparaissent, blottis l’un contre l’autre. L’un des deux se met à chantonner, tandis que des sous-titres les présentent : « Le Muet (nom inconnu), 6 ans d’internement », « Li Yukun, 10 ans d’internement ». Ainsi s’ouvre À la folie, documentaire au long cours du Chinois Wang Bing, qui retrouve la même puissance d’immersion dans un lieu clos que celle à l’œuvre dans À l’ouest des rails (2003), où l’on arpentait une immense usine en cours de fermeture, telle une ruine à venir. Dans À la folie, ce n’est pas un bâtiment qui vacille, même si l’hôpital psychiatrique où le cinéaste a tourné ressemble à un camp d’internement déshérité. Ce qui vacille, c’est la raison, ou la frontière entre fous et sains d’esprit. « S’ils disent qu’un homme est fou, il est fou », dit un patient entre deux considérations sur le moment où on tue le cochon, « mais est-il vraiment fou ? », ajoute-t-il, non sans faire penser à une figure beckettienne.
Dans cet établissement de la région du Yunnan, Wang Bing a filmé pendant trois mois au deuxième étage, celui qu’occupe une cinquantaine d’hommes, le premier étant dévolu aux femmes. Tournant autour d’une grande cour carrée située en contrebas, chaque étage est constitué de quatre couloirs grillagés sur l’extérieur, au long desquels se distribuent les chambres collectives. Par son architecture, le lieu concilie la dimension carcérale et le caractère absurde de tout déplacement, puisque parcourir l’étage signifie en réalité revenir exactement à l’endroit où l’on était initialement. Ici, on marche beaucoup pour rien, ou pour marcher. Cinématographiquement, cette disposition des lieux offre une succession de cadres et de perspectives singuliers. L’une des séquences les plus fortes est celle, nocturne, où un patient décide de faire un jogging, torse nu, en accomplissant cinq ou six tours de couloirs, Wang Bing s’engageant à sa suite avec sa caméra. « J’ai l’impression de voler », dit le jeune homme, au terme de sa course. « Voler » n’est pas une impression fréquente ici, où l’on plane davantage en étant groggy par les nombreux médicaments administrés. On tue le temps à ne rien faire. On passe sa vie au lit plus que de raison… « Pour les gens comme nous, le sommeil, c’est tout ce qu’on peut se permettre », dit l’un des patients. Autant dire qu’on n’assiste à aucune scène d’hystérie ni de crise de violence. Les coups viennent plutôt des « docteurs », comme ceux pris par un jeune, « arrivé il y a un mois », qui n’a pas encore intégré toutes les règles. On lui laisse ensuite les menottes jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. L’absurde kafkaïen est aussi au rendez-vous, comme dans cet échange entre médecins : « – Il est mort ? – Il fait semblant. – Pas nécessairement. »
Mais telle n’est pas la tonalité générale. Ici, la violence s’exprime de façon plus insidieuse. Celle qui les atteint tous, la plus cruelle, et qui transparaît chez chacun des patients filmés par Wang Bing : la misère affective. La plupart n’ont plus de visite de leur famille depuis longtemps, d’autant que, pour beaucoup, c’est elle qui les a placés là. Un patient qui vient juste d’être admis, bouleversé, parle derrière une grille avec sa fille. Il cherche à lui cacher son émotion, alors que c’est sa femme qui a demandé son internement. On entend chez lui ce déchirement intime, qui se mue chez ceux qui sont là depuis 5, 10 ou 15 ans en blessure affective irrémédiable et inconsolée. Un autre reçoit régulièrement la visite de sa femme, qui lui apporte un peu de nourriture et du linge propre. Mais leur dialogue tient de l’affrontement : il est hostile, elle fait comme si elle n’entendait pas les demandes de son mari de rentrer avec elle. Alors, dans les chambres, on recherche un peu de tendresse et de chaleur humaine. On voit ainsi les hommes allant par deux, s’enlaçant ou dormant dans le même lit, sans homosexualité évidente. D’où l’ouverture du film sur les deux dormeurs blottis sous la couverture, qui montre bien la douceur régnant entre les patients, qui n’est pas incompatible avec des moments d’égoïsme – le partage de la nourriture venue de l’extérieur n’est pas toujours facile tant ils semblent sous-alimentés – ou des trouées d’indifférence.
Comme toujours, Wang Bing se tient au plus près de ceux qu’il filme. Il les accompagne suffisamment pour que tous deviennent de vrais personnages et qu’aucun ne laisse indifférent. Il les montre dans leur dénuement, leur fragilité, leur totale absence de pudeur dans cet endroit où toute intimité est impossible. Il les filme aussi dans l’ordinaire de leurs troubles psychiatriques – pour lesquels ils sont tous « soignés » de la même façon –, comme celui qui se verse sans compter des bassines d’eau sur le corps ou tel autre qui couvre sa peau de mots improbables. Alors, dans quel monde nous plonge À la folie ? Dans un monde hybride, celui des malades mentaux et des récalcitrants réunis, comme l’indique le carton final, qui expose les différentes raisons pouvant amener ces hommes ici. Mais peut-être faut-il voir cet hôpital comme une métaphore. Lors d’une unique séquence à l’extérieur, le cinéaste suit un patient bénéficiant d’une « permission ». Celui-ci rentre chez lui, où il n’est pas le bienvenu. Son père ne lui adresse pas la parole. Le jeune homme ne sait quoi faire de lui-même, erre dans son quartier. Il est dehors comme dedans. À la folie, ou une certaine vision de la Chine.