Christine Delphy : Portrait d’une femme en colère

Le documentaire de Florence et Sylvie Tissot consacré à Christine Delphy est une histoire moderne du féminisme.

Denis Sieffert  • 5 mars 2015 abonné·es
Christine Delphy : Portrait d’une femme en colère
© DR

Cela commence par une question impossible : « Être féministe, est-ce que cela rend plus heureuse ? » Et Christine Delphy répond à sa façon, avec cet humour qui n’est jamais complètement absent de son propos : « Il aurait fallu que je ne sois pas féministe pour pouvoir comparer. » Mais, visiblement, Christine Delphy ne croit pas trop au bonheur. « Je suis une femme en colère, dit-elle, et être en colère, ce n’est pas follement agréable. » Ainsi commence ce passionnant portrait de 52 minutes que Florence et Sylvie Tissot consacrent à la fondatrice des Nouvelles Questions féministes. Un documentaire d’ores et déjà programmé dans de nombreuses salles (voir ci-dessous).

Portrait de femme (« pour être féministe on n’en est pas moins femme », dit-elle… toujours l’humour), histoire de la genèse d’une pensée et d’un engagement, histoire tout court du mouvement féministe français : c’est tout cela à la fois, ce film, auquel les cinéastes ont donné le titre d’une phrase que Christine Delphy se souvient avoir prononcée il y a longtemps : « Je ne suis pas féministe, mais… » C’était avant qu’elle prenne pleinement conscience de la nécessité d’un engagement qui, avoue-t-elle, a donné un sens à sa vie. Et on se passionne pour cette histoire racontée avec simplicité, qui mêle un itinéraire intellectuel et une grande aventure collective qui a fait bouger notre société.

Nous évoquions déjà l’affaire la semaine dernière. Frédérique Calandra, maire PS du XXe arrondissement de Paris, a décidé d’interdire à la militante féministe Rokhaya Diallo de participer à un débat prévu autour du film Je ne suis pas féministe, mais…, qui devait avoir lieu à l’occasion de la journée du 8 mars. Cela, au prétexte que Rokhaya Diallo est hostile à la loi interdisant le port du voile et que l’association qu’elle préside avait ironiquement décerné un « Y’a bon awards » à Caroline Fourest. Pour faire bonne mesure, Mme Calandra accuse Rokhaya Diallo d’avoir un jour déclaré que « ce que dit Ben Laden n’est pas faux ». Phrase grossièrement sortie de son contexte [^2]. Bref, la maire du XXe ne fait pas dans la dentelle. Ce qui est désespérant, c’est d’entendre Frédérique Calandra nous resservir les mêmes arguments qu’il y a quinze ans sur le voile qui stigmatiserait les femmes comme « impures et tentatrices pour l’homme ». N’a-t-elle jamais eu l’occasion de parler avec une femme portant le hijab ? Elle aurait perçu des motivations infiniment plus complexes. Et mieux compris le sens du combat de la jeune femme qu’elle veut faire taire, qui est aussi celui de Christine Delphy et de quelques autres. Au passage, on peut d’ailleurs s’étonner que l’interdit n’ait frappé que Rokhaya Diallo. Quoi qu’il en soit, l’édile eût été mieux inspirée en acceptant le débat et en y participant. Il est vrai qu’elle a promis à Rokhaya Diallo « de la défoncer ». Le style, c’est aussi la femme… [^2]: Le 27 octobre 2010, sur RTL, Rokhaya Diallo a déclaré : « Ce n’est pas parce que Ben Laden a dit qu’il faut retirer les troupes d’Afghanistan qu’il ne faut pas le faire. »
C’est à l’orée des années 1960 aux États-Unis, où elle étudie, que la future sociologue fourbit ses armes. Le combat des femmes s’inspirera de la lutte des Noirs américains pour les droits civiques. C’était au temps où beaucoup croyaient que la libération des femmes découlerait naturellement du combat social, selon une chronologie bien établie : commençons par faire la révolution, on verra après. Oui, mais en attendant… Le mouvement féministe moderne apparaît quand se dissipe cette illusion. « J’ai décidé que je ne me battrais plus jamais pour un autre peuple que le mien », dit Christine Delphy. Retour en France. La jeune sociologue chausse ses bottes et sillonne la campagne béarnaise. « On m’offrait à boire » … mais la femme du paysan, qui faisait le service, elle, n’était jamais invitée à la table. « Et pourquoi donc ? », demandait l’impertinente Parisienne. « Parce qu’elle a mal à l’estomac », répondait immanquablement le maître des lieux. Christine Delphy médite sur ce « travail gratuit » de la femme au foyer. Et ce « privilège masculin ». Puis arrive Mai 1968, et peu à peu le mouvement s’autonomise. Deux ans plus tard, le 26 août 1970, c’est le fameux dépôt de gerbe à l’Arc de Triomphe, dédié à « la femme du soldat inconnu ». Une manifestation qui vaut à la militante d’être embarquée sans ménagements par la police. « Je croyais qu’ils voulaient m’aider à porter la gerbe, dit-elle, j’étais naïve. » Puis commence une carrière de chercheuse au CNRS, entravée parce que, non contente d’être femme, elle est homosexuelle. On lui en fera publiquement reproche. Et on en tirera argument pour lui refuser de l’avancement. Autre temps, autres mœurs, se dit-on aujourd’hui. Mais est-ce si sûr ? À l’époque, Christine Delphy assume et affronte : elle fonde le groupe des Gouines rouges.

Le film est aussi l’occasion de revoir sur un plateau de télévision – c’était en 1985 – Simone de Beauvoir et la lumineuse Delphine Seyrig, racontant quelque chose que l’on sait peu : la façon dont la lutte des femmes pour le droit à l’avortement, celle du MLF et du « Manifeste des 343 », sera totalement oubliée au moment du débat sur la loi. Les femmes ont gagné, mais il ne faut pas le dire. Même Simone Veil efface de son célèbre discours à l’Assemblée toute référence à leur combat. Et quand il n’est pas gommé, il arrive que le féminisme soit instrumentalisé. Ce sera le cas à la fin des années 1980, quand surgira dans le débat public la question du voile islamique. Jusqu’à la fameuse loi d’interdiction de 2004. Le mouvement implose. Au nom du féminisme, des options violemment opposées s’affrontent.

Peut-être parce qu’elle est à la fois féministe et matérialiste, et que les deux sont pour elle indissociables, Christine Delphy ne se trompe pas de chemin. Elle est aux côtés des jeunes filles voilées. Elle est « féministe pour l’égalité » et se mobilise contre l’islamophobie, là où se croisent le combat des femmes, la lutte sociale et l’anticolonialisme. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette bataille-là n’est pas finie. « Le féminisme, dit-elle, n’a pas de chemin tracé d’avance. On s’attaque à une question et on en découvre une autre. » Mais quelle que soit l’âpreté du combat, la violence des coups reçus – et elle n’a pas été épargnée –, Christine Delphy conserve toujours cette pointe faussement innocente d’autodérision. Et quand ce n’est pas dans le verbe, c’est dans le regard. Elle en donne plusieurs preuves tout au long de ce portrait chaleureux. Dans l’un des derniers plans, la sociologue a ce jugement aimablement provocateur sur un film dont elle est le sujet : « Ce ne sont que des intellectuelles qui donnent leur avis. » Si ce n’était que cela, ce ne serait déjà pas si mal. Mais ce n’est pas que cela. Car l’intellectuelle Christine Delphy n’a jamais cessé d’être en même temps une femme engagée et une militante.

Rencontres autour du film

Des projections de Je ne suis pas féministe, mais… sont organisées, suivies de débats avec les réalisatrices.

– 6 mars, à 19 h, salle Carré de Baudouin, 121, rue de Ménilmontant, Paris XXe.
– 8 mars, à 15 h, Maison de quartier Vauban-Esquermes,
77, rue Philippe-Laurent-Roland, à Lille.
– 12 mars, à 20 h, cinéma Luminor,
20, rue du Temple, Paris IVe, avec Christine Delphy.
– 14 mars, à 16 h 30, Festival de films de femmes, place Salvador-Allende, à Créteil (94),avec Christine Delphy.

Idées
Temps de lecture : 5 minutes

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