Daech : un retour de l’histoire
Plusieurs ouvrages permettent de mieux comprendre les succès – idéologiques avant d’être militaires – de l’État islamique.
dans l’hebdo N° 1346 Acheter ce numéro
Le 10 juin 2014, à Yaaroubiya, sur la frontière syro-irakienne, l’État islamique (EI) organise une séance vidéo. Les images du drapeau noir flottant en ce lieu improbable seront largement diffusées sur les réseaux sociaux. Un tweet accompagne cette mise en scène : « Briser la frontière Sykes-Picot ». Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, qui relate cet épisode dans un ouvrage indispensable [^2], note que l’EI se trompe de lieu. Ce n’est pas là que les accords Sykes-Picot ont situé la ligne de partage, en 1916, entre les empires coloniaux britannique et français. Mais qu’importe ! Le message demeure. Daech (acronyme arabe de l’État islamique) s’offre ainsi une revanche sur la trahison du monde arabe par les puissances occidentales au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Les références au passé et la responsabilité historique des Occidentaux sont également au centre du livre, plus discutable, de la journaliste italienne Loretta Napoleoni [^3], qui dresse un parallèle audacieux entre l’idéologie jihadiste et le rêve sioniste d’un « retour sur une terre promise ». Même si la comparaison paraît à son auteure « absurde et répugnante », elle y voit un trait commun à plusieurs conflits actuels : « La reprise d’un passé religieux intemporel » pour légitimer des « constitutions modernes ». Parmi toutes les explications à la fascination que Daech peut exercer sur des jeunes musulmans de nos régions, le discours anticolonial n’est pas la moindre. À juste titre, Pierre-Jean Luizard parle de « retour de l’histoire ». C’est l’autre face du mouvement d’Abou Bakr Al-Baghdadi, sans laquelle ses succès sont incompréhensibles quand nous ne voyons de lui que ses décapitations d’otages occidentaux, ses massacres de la minorité yézidi, et ses destructions des statuaires préislamiques.
Mais Luizard met aussi l’accent sur les causes politiques récentes de la fulgurante montée en puissance de Daech. Il insiste sur les persécutions dont la communauté sunnite a été victime sous le mandat de l’ex-Premier ministre chiite irakien Nouri Al-Maliki, de 2006 à 2014. « À Mossoul, pendant l’année 2013 et le premier semestre 2014, écrit Luizard, des exécutions extrajudiciaires ont lieu par dizaines de la part des forces gouvernementales. » Le chef de la police rançonne les habitants en les menaçant de mort. Ce qui explique que les combattants de Daech, qui entrent à Falloujah en janvier 2014, puis à Tikrit et à Mossoul, sont accueillis comme des libérateurs par une grande partie de la population. Ce qui est moins connu encore, c’est ce qu’il faut bien appeler l’habileté politique des dirigeants jihadistes. Plutôt que de s’imposer de l’extérieur, ils pactisent avec les chefs de tribu et leur délèguent des pouvoirs administratifs en contrepartie d’une allégeance politique et religieuse. Durant la phase de conquête, le groupe trouve ainsi des appuis parmi les notables locaux, recrute d’anciens militaires de l’armée de Saddam Hussein, récupère leurs armes américaines et reprend en main un trafic de pétrole auquel s’adonnait, avant lui, le régime de Bagdad. En plus du pétrole, la prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, lui ouvrira les coffres-forts des banques. De quoi pratiquer un clientélisme d’une grande efficacité. Le tout porté par un discours qui n’est pas que religieux.
Sur un plan stratégique, Daech a progressé à l’abri d’autres conflits qui ont paru prioritaires. La Turquie, notamment, a longtemps été plus préoccupée par la montée en puissance des Kurdes. Quant au régime syrien, il est allé plus loin encore. La priorité de Damas était d’écraser la révolution démocratique. Il fallait aussi la discréditer aux yeux des Occidentaux. Dans un livre passionnant, le journaliste Nicolas Hénin montre comment le régime a utilisé les groupes jihadistes à ces fins [^4]. Entre Bachar et Daech, il s’est agi de beaucoup plus que d’une alliance objective pour faire converger leurs coups sur l’Armée syrienne libre (ASL). C’est pourquoi Daech n’a pas en Syrie l’implantation qu’il a en Irak. La communauté sunnite de Syrie lui est assez largement hostile dans les grands centres urbains, où l’autre organisation jihadiste, Jabhat Al-Nusra, liée à Al-Qaïda, a une forte audience. Au total, trois livres pour comprendre le phénomène Daech, son ambition d’édifier un califat territorialisé, qui le différencie d’Al-Qaïda. Et pour tirer les conséquences d’une politique de la force pratiquée par les grandes puissances, qui se retourne contre elles aujourd’hui. Contrairement à la rhétorique de certains de nos philosophes obscurantistes, comprendre n’est pas excuser. C’est retrouver l’enchaînement de l’histoire, pour mieux se donner les moyens politiques du combat.
[^2]: Le Piège Daech , Pierre-Jean Luizard, La Découverte, 188 p., 13,50 euros.
[^3]: L’État islamique , Loretta Napoleoni, Calmann-Lévy, 188 p., 17 euros.
[^4]: Jihad Academy , Nicolas Hénin, Fayard, 254 p., 18 euros.