Départementales : Le FN prospère sur l’indifférence
L’« endormissement » des électeurs face au danger de l’extrême droite est réel. Mais qui en porte la responsabilité ?
dans l’hebdo N° 1344 Acheter ce numéro
Dans les allées du pouvoir, l’alerte brune est à son plus haut niveau. À quelques jours du scrutin départemental, les socialistes n’ont plus qu’une cible : le Front national, érigé par Manuel Valls en « adversaire principal ». Pas un meeting ou un entretien durant lequel le Premier ministre n’enfonce le clou. Le parti de Marine Le Pen serait, il le clame, susceptible de « gagner l’élection présidentielle […] en 2017 ». Face à des sondages qui créditent l’extrême droite d’environ 30 % des suffrages, soit 5 points de plus qu’aux élections européennes, le chef du gouvernement avoue sa « peur » que la France se « fracasse contre le FN ». Justifiée, cette dramatisation n’est pas exempte de calculs politiciens.
C’est au cours d’une réunion à Matignon rassemblant, autour du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadelis, les présidents de groupe au Sénat et à l’Assemblée, Didier Guillaume et Bruno Le Roux, ainsi que le patron des Radicaux de gauche, Jean-Michel Baylet, que ce thème de campagne s’est affirmé comme la seule planche de salut. « Sur l’économie, on n’a pas de succès véritables, aurait déclaré Manuel Valls à ses hôtes. Ce n’est donc pas là-dessus que l’on fera se déplacer les électeurs. Alors que sur la République et la laïcité, on peut les mobiliser. » La ficelle n’est pas nouvelle. « Moins la gauche au pouvoir met en pratique son ambition sociale et plus elle se raccroche au fanion de l’antifascisme », résume crûment le journaliste Éric Dupin (Slate.fr), qui observe que « l’insupportable chantage au FN » a aussi cours à l’UMP. La question n’est pas tant d’interroger les arrière-pensées de cette stratégie – la recherche d’un face-à-face avec Marine Le Pen en 2017 assurant à François Hollande sa réélection et une recomposition politique au centre – que d’apprécier ses chances de réussite les 22 et 29 mars. De la même manière que Manuel Valls accuse « les intellectuels » et « les grandes consciences » de ne pas monter au créneau contre le danger FN, comme il l’a fait le 5 mars en Haute-Vienne [^2], il constate l’indifférence des électeurs. Face au « danger » de l’extrême droite, « il y a comme une étrange accoutumance, presque une forme d’endormissement généralisé ». Mais à qui la faute ?
Cette indifférence, Jean-Luc Mélenchon l’avait pointée fin août comme le fait politique le plus marquant des élections européennes. Le 25 mai, le FN venait de s’emparer de onze villes aux municipales, une batterie de sondages annonçait que les listes soutenues par Marine Le Pen arriveraient en tête du scrutin, les ténors socialistes avaient multiplié les appels au « vote utile »… Avertis du « danger », et malgré l’existence d’autres listes très critiques sur les orientations européennes, les électeurs ont choisi de bouder les urnes. Singulièrement les électeurs de gauche. Certes, comme l’a montré le politologue Joël Gombin [^3], la « mobilisation différencielle » – le fait que les électeurs de Marine Le Pen en 2012 se soient plus mobilisés que ceux de François Hollande ou de Jean-Luc Mélenchon – n’explique pas à elle seule la dynamique du vote FN, car il a bénéficié à ce scrutin du renfort d’électeurs aisés de Nicolas Sarkozy, mais elle y contribue fortement. Le résultat, on le connaît : l’extrême droite en tête dans un scrutin marqué par une abstention record (57,6 %). À moins de deux semaines du premier tour des élections départementales, le phénomène semble en passe de se répéter. Les électeurs sondés ne se montrent pas plus disposés qu’au printemps dernier à voler au secours de la majorité présidentielle. Mais ils n’apparaissent pas plus enclins à se mobiliser pour les binômes Front de gauche ou EELV. Les dernières enquêtes d’opinion n’enregistrent aussi aucun regain d’intérêt pour les élections départementales : l’abstention est estimée entre 56 % et 58 %. Ce qui constituerait un nouveau record après les 55,7 % des cantonales de 2011.
Comme si les leçons de morale – « il y a des pays où l’on se bat pour avoir le droit de vote », « s’abstenir quand on est de gauche, c’est favoriser le FN » … – et les appels au « vote utile » n’avaient plus vraiment d’impact sur des électeurs. Ceux-ci répondent par l’indifférence à ce qu’ils perçoivent comme une indifférenciation des politiques conduites. « En 1998 et en 2002, après les premières victoires municipales du FN en 1995, on a déjà demandé aux gens de se mobiliser, de voter contre leur idéologie sur un programme de front républicain, rappelle l’universitaire Maryse Souchard. Ils n’ont jamais été entendus, ni pris en compte. » Pire, « les élus des vieux partis ont donné raison à l’extrême droite en enfourchant ses thèmes de prédilection chaque fois qu’ils étaient à court d’idées », poursuit-elle. Et cette lassitude n’est toujours pas compensée par une alternative suffisamment forte et novatrice pour emporter l’adhésion.
[^2]: Lire à ce sujet, sur Politis.fr, la tribune de l’universitaire Maryse Souchard : « Manuel Valls, les intellectuels et le FN ».
[^3]: Joël Gombin : « Vote FN aux européennes : une nouvelle assise électorale ? », note de la Fondation Jean-Jaurès.