Fukushima : La bataille de l’eau contaminée

Quatre ans après la catastrophe nucléaire, la centrale japonaise affronte d’insolubles problèmes de fuites dans les sols.

Patrick Piro  • 5 mars 2015 abonné·es
Fukushima : La bataille de l’eau contaminée
© Photo : Masanori Genko / The Yomiuri Shimbun / AFP

Une fois de plus, Tepco ruse avec les autorités et le public japonais, entre omissions calculées et inconséquences coupables. Pendant un an, le propriétaire de la centrale nucléaire sinistrée de Fukushima s’est montré fort discret sur le mystère d’un drain qui évacuait de l’eau fortement radioactive vers la mer. Les taux ont pu dépasser 70 fois les valeurs les plus hautes relevées sur le site, et surtout près de 1 500 fois la limite des 5 becquerels (Bq) par litre que Tepco s’est engagé à respecter pour les rejets déversés dans le Pacifique. L’opérateur avait bien signalé le problème à l’Agence de sûreté nucléaire (NRA) en janvier 2014, mais avait omis de dire qu’il ne l’avait pas résolu. Chose faite le 24 février dernier : la contamination provenait des pluies baignant le toit du réacteur n° 2, évacuées par une gouttière non contrôlée.

La veille épidémiologique des enfants exposés aux radiations de Fukushima vient de livrer ses premiers résultats : sur 75 000 jeunes observés entre avril et décembre 2014, les autorités ont détecté un cas de cancer de la thyroïde et sept autres suspects (à confirmer). Ces patients étaient auparavant indemnes de cette tumeur, selon une campagne de dépistage menée entre 2011 et 2014 auprès de 360 000 enfants de moins de 18 ans. Une campagne qui constitue un état de référence de cette population très exposée : les plus jeunes consomment beaucoup de lait, qui fixe l’iode (radioactif en la circonstance), élément pour lequel la glande thyroïde montre une forte affinité.

« Ça n’explose pas… mais on n’est qu’au début de l’observation », commente Jean-René Jourdain, chargé du suivi sanitaire de la catastrophe de Fukushima pour le compte de l’IRSN. Car il reste près de 300 000 jeunes à contrôler sur la cohorte initiale, et le précédent de Tchernobyl a montré que des cancers de la thyroïde se déclenchaient principalement à partir de cinq ans après l’exposition et jusqu’à quarante ans plus tard. Pour les seules populations biélorusse, russe et ukrainienne vivant à proximité, le nombre de cas diagnostiqués s’élève à 8 000.

Quatre ans après la catastrophe qui a détruit la centrale de Fukushima, dont les circuits de refroidissement avaient été inondés par le tsunami du 11 mars 2011, l’opérateur japonais est loin d’en avoir terminé avec sa bataille contre l’eau. Tepco se débat avec un gigantesque problème de baignoires qui fuient, dont il ne sera pas en mesure de colmater les fissures avant trente ans peut-être. Un horizon estimé pour une intervention au sein de réacteurs aujourd’hui tellement rayonnants qu’aucun robot n’y survit. L’accident de 2011, qui s’est traduit par la possible fonte, partielle ou totale, du cœur de quatre des six réacteurs de la centrale, nécessite d’injecter quotidiennement 350 mètres cubes d’eau dans les enceintes fracturées. Et ce pour y maintenir une température inférieure à 50 °C et éviter la reprise de l’emballement nucléaire. L’eau s’y contamine avant de suinter dans les sous-sols de la centrale, où elle est récupérée pour traitement avant réinjection. Mais les tréfonds du bâtiment se remplissent aussi via les précipitations et la nappe phréatique. Chaque jour, les pompes de Tepco doivent ainsi extraire un supplément de quelque 400 m3 d’eau exposée à des matières radioactives. Des liquides faiblement contaminés, selon la nomenclature officielle, mais dont le traitement est impératif. Or, les solutions techniques ont tardé, et Tepco subit le flux de ces volumes depuis quatre ans, dans l’obligation de construire chaque mois une dizaine d’énormes cuves pour stocker ces effluents, dont le volume total atteignait 600 000 m3 à la fin février. Une partie seulement a pu être décontaminée. « Cependant, la capacité de traitement de Tepco devrait atteindre 1 300 m3 par jour courant mars », indique Thierry Charles, directeur de la sûreté à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire français (IRSN), qui suit les opérations.

Le retard de décontamination pourrait être rattrapé d’ici à quelques mois. « L’eau traitée ne contiendrait plus que des traces d’éléments radioactifs, similaires aux rejets autorisés d’une centrale en fonctionnement normal. » Manière de dire que l’issue est écrite. « Il n’y aura pas d’autre solution à terme que de rejeter ces volumes dans la nature », admet le spécialiste. C’est la recommandation de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) – le syndicat international des exploitants nucléaires –, qui se dit préoccupée par le risque que représente le parc de rétention des eaux, construit dans l’urgence et déjà victime de plusieurs fuites [^2]. Cependant, ces centaines de millions de litres resteront en cuve tant que l’autorisation administrative de vidange n’aura pas été délivrée. L’affaire s’annonce très délicate : l’épisode du drain contaminé, sévèrement critiqué par la NRA, a encore accru la défiance, déjà très élevée, envers Tepco. Il faudra convaincre les environnementalistes, les élus de la préfecture de Fukushima, les pays voisins du Japon et surtout les pêcheurs, que cette ultime tromperie de l’opérateur a mis dans une grande colère. Dans son affrontement contre l’élément liquide, outre le pompage permanent, l’opérateur s’est lancé dans une très coûteuse stratégie de canalisation. Il a achevé en 2014 un impressionnant mur de près de 900 mètres de long et enfoncé à 27 mètres sous terre, destiné à intercepter l’eau qui ruisselle pour la pomper et la contrôler. Un chantier encore plus monumental est en cours : le forage de 1 500 puits encerclant la centrale. Ils seront parcourus par un fluide réfrigérant dans le but de geler la terre jusqu’à 27 mètres sous la surface (profondeur de la nappe phréatique), de manière à limiter les intrusions souterraines d’eau dans le périmètre de terrain le plus contaminé. Ce mur de glace, entretenu en permanence et pendant une durée non déterminée, promet d’être un gouffre à énergie. À supposer que ce pari technique se révèle efficace.

[^2]: L’AIEA publie un rapport saluant « les progrès significatifs » accomplis par Tepco au cours de l’année dernière. Entre autres : le déchargement du combustible qui était stocké dans la piscine de refroidissement du réacteur n° 4, dont la rupture aurait déclenché un gigantesque surcroît de contamination radioactive dans la région.

Écologie
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