Les Chiens de Navarre remettent le couvert

Le collectif met son humour trash au service de l’amour. Un régal de mauvais goût.

Anaïs Heluin  • 12 mars 2015 abonné·es
Les Chiens de Navarre remettent le couvert
Les Armoires normandes, les Chiens de Navarre, jusqu’au 22 mars aux Bouffes du Nord, tournée sur www.chiensdenavarre.com.
© R. LEBRUMAN

Àchaque nouvelle création des Chiens de Navarre, on se demande si on rira encore. Si l’art du mauvais goût développé par le collectif depuis 2005 – et surtout depuis Une raclette (2008), qui l’a fait connaître – opérera une fois de plus. Ce fut le cas avec Quand je pense qu’on va vieillir ensemble (2013), où la meute se déchaînait autour de la thérapie de groupe à grand renfort d’hémoglobine, de prothèses diverses et de fesses à l’air. Ça l’est aussi avec les Armoires normandes, qui, après sa création début février à la Maison des arts de Créteil, commence sa tournée aux Bouffes du Nord, un des premiers lieux à avoir soutenu la compagnie à ses débuts, alors que les créations collectives ne suscitaient plus depuis longtemps l’enthousiasme du public ni des structures françaises.

L’histoire des Chiens de Navarre est donc celle d’un risque partagé par tous les acteurs du spectacle vivant. Aujourd’hui, les collectifs ont le vent en poupe. Celui des Possédés, dont on a pu voir le Platonov au début de l’année à la Colline, ou encore la compagnie Les Sans Cou d’Igor Mendjisky, qui, après le succès de J’ai couru comme dans un rêve (2013), s’apprête à créer sa nouvelle pièce [^2]. Dans cet engouement, les Chiens de Navarre n’ont rien perdu de leur personnalité ni de leur énergie. Toujours aussi impertinents, prêts à se foutre sur la gueule ou à se déshabiller pour un oui ou pour un non, ils font penser à tout sauf à de rustiques armoires normandes. Jean-Christophe Meurisse et les onze comédiens dont il encadre les accès de grossièreté et les envolées scatologiques ont l’absurde provocateur. Le terroir et son mobilier sont le dernier de leurs soucis ; ils l’exhibent en titre histoire de s’amuser, et peut-être de dire à leur manière pleine d’ambiguïtés qu’ils n’ont pas l’âme d’un Giono ni d’un Chabrol. Pas tout à fait, du moins. Si, avec leurs manières de jeunes gens branchés, ils ont l’air de n’avoir jamais vu brouter une vache, ils prennent un malin plaisir à tourner en dérision la bêtise ambiante. À chaque création sa cible. Dans les Armoires normandes, la meute s’en prend à l’amour avec ses ingrédients habituels. Avant de se moquer des autres, les Chiens de Navarre se moquent d’eux-mêmes en glissant des allusions à leurs anciennes pièces. Perché sur une croix et recouvert de faux sang, Robert Hatisi entame la séance d’autoflagellation pendant que les spectateurs s’installent. En Christ gore et clownesque, il rappelle les créatures sanguinolentes qui ouvraient Quand je pense qu’on va vieillir ensemble avec une partie de pétanque grotesque et apocalyptique. Lorsque des techniciens masqués le font descendre de son perchoir, la ressemblance est plus frappante encore. Le Dieu des Chiens de Navarre est un malotru aussi bête et méchant que les hommes dont il rit grassement.

Les tableaux suivants s’enchaînent en un savant dosage de ruptures et de continuités, ponctuées par quelques autres clins d’œil au glorieux passé du collectif. Après un délicieux solo de Maxence Tual en vieux garçon aux manies cocasses, ou encore une parodie d’émission télé dédiée au couple, les comédiens dressent une table pour une scène de mariage qui tournera vite au vinaigre. Avec ce meuble, la compagnie réintroduit un élément central de son esthétique, abandonné dans son précédent spectacle. Mais la table des Armoires normandes n’est pas celle d’ Une raclette. Personne n’y mange, on s’y appuie à peine. Sa valeur est surtout référentielle. En plaçant au centre du plateau un dispositif passé, les Chiens de Navarre montrent l’étendue de leurs ressources : en plus de l’art du mauvais goût, ils savent créer des provocations neuves avec de l’ancien. Une bonne nouvelle, pour la suite.

[^2]: Idem, du 12 au 21 mars à l’Idéal à Tourcoing, puis en tournée jusqu’à fin 2015.

Théâtre
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