L’universalisme, une notion dépassée ?

Le repli de certaines associations sur leur « domaine » communautaire est un signe de l’échec des politiques publiques.

Olivier Doubre  et  Pauline Graulle  • 5 mars 2015 abonné·es
L’universalisme, une notion dépassée ?
© Photo : AFP PHOTO / JEAN-PHILIPPE KSIAZEK

Si l’antiracisme a connu un pic d’activité et de présence médiatique dans les années 2000, on constate une baisse de sa visibilité depuis l’ère Sarkozy. « Cela tient à des raisons d’organisation et de conflits internes, mais aussi à l’épuisement d’une forme d’action contre les discriminations sans relais d’une politique d’État, celui-ci s’étant retiré à partir de la fin des années 2000. La baisse des financements et la recherche d’un second souffle de l’action antiraciste ont conduit à l’effacement de cette cause dans l’espace public », estime Patrick Simon, socio-démographe à l’Institut national d’études démographiques (Ined), spécialiste de l’immigration et de la discrimination.

Une rumeur court sur les réseaux sociaux depuis les attentats de janvier : les lieux de culte et les cimetières les plus attaqués sont… chrétiens. C’est ce que prétend montrer un graphique émanant de la fachosphère. Fondé sur des chiffres du ministère de l’Intérieur pour les années 2008 à 2012, le tableau statistique, qui recense plus de cinq cents « attaques » de lieux de culte chrétiens, oublie de préciser que ces dégradations, vols d’objets ou actes de simple vandalisme sont rarement fondés sur une idéologie précise, contrairement à celles visant les lieux de culte juifs ou musulmans. L’essentiel est de faire croire à l’existence d’une « cathophobie » face à laquelle les autorités seraient indifférentes.

C’est aussi ce qui explique l’écho d’une pétition, « SOS pour nos églises », lancée par Frédéric Lefebvre et signée par près de dix mille personnes. Le député UMP des Français de l’étranger est en effet parti en croisade contre la destruction des églises dans notre pays. Relativisons : en 2013, treize églises peu fréquentées et sans intérêt architectural (sur 45 000) ont été détruites par des maires, mais Frédéric Lefebvre y voit une atteinte aux « racines chrétiennes de la France ».

Aujourd’hui, le mouvement antiraciste repose sur un réseau de bénévoles peu nombreux et des associations divisées. Sur fond de conflit israélo-palestinien, les débats sur l’existence ou non d’une « islamophobie » – le mot mettra du temps à se faire une place – déchirent le secteur. Au début des années 2000, l’affaire du voile est une autre pomme de discorde entre opposants et partisans de la loi. SOS Racisme, qui, en 1989, trouvait « scandaleux que l’on puisse, au nom de la laïcité, intervenir ainsi dans la vie privée des gens », finit, quatorze ans plus tard, par se lancer à corps perdu dans la bataille pour la loi interdisant le voile. « SOS Racisme a épousé l’évolution de la gauche dans ces années-là, analyse Philippe Juhem, maître de conférences en science politique à l’université de Strasbourg et auteur d’une thèse sur l’association. Il faut rappeler que, comme l’association était financée par le PS, elle ne pouvait pas trop s’éloigner de la ligne. » Michel Tubiana, avocat et ancien président de la Ligue des droits de l’homme (LDH), pointe cette montée des divisions : « En même temps que la parole publique “islamophobe” se libérait, est né et s’est accru un antisémitisme – ou plutôt un antijudaïsme – lié au conflit israélo-palestinien. Il me semble que c’est la sous-estimation conjuguée de ce “nouvel” antisémitisme et de l’islamophobie montante qui a conduit à une certaine dérive communautaire. » Or, comme le note Patrick Simon, « quand les acteurs de la lutte antiraciste dénoncent le racisme ou l’antisémitisme chez d’autres acteurs de la lutte antiraciste, quand les minorités s’accusent mutuellement de racisme, tout cela devient beaucoup plus complexe que lorsque l’extrême droite raciste et antisémite était un ennemi commun ». En 2003, c’est Malek Boutih, alors président de SOS Racisme, qui ouvre les hostilités en accusant sans preuves le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap) de « défiler aux cris de “mort aux juifs” ». Il sera condamné pour diffamation à 1 000 euros d’amende. « À tort ou à raison, Malek Boutih et Dominique Sopo  [le président actuel, NDLR] ont été perçus comme plus interventionnistes sur l’antisémitisme que sur d’autres racismes », rappelle Patrick Simon. « Boutih a entraîné son organisation dans une forme d’islamophobie implicite », estime même un responsable associatif.

En réaction, des associations dites « communautaires » se sont multipliées au cours de la décennie 2000, comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), créé en 2003, mais aussi le Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) et les Indigènes de la République, tous deux créés en 2005. Ou, plus récemment, la Brigade anti-négrophobie, qui a donné de la voix contre l’exposition Exhibit B. « Les grands discours antiracistes, qui parlent d’un universel abstrait, sont un peu passés de mode. Aujourd’hui, la lutte antiraciste s’est communautarisée, regrette Michel Tubiana. Or, peut-on admettre intellectuellement qu’une organisation ne se préoccupe que d’un racisme ? Pour ma part, je refuse la concurrence victimaire ! » Pourtant, « quand le discours de l’État vise à éradiquer les signes d’appartenance à des groupes différents, le discours communautariste devient un discours de résistance », se doit d’admettre Patrick Juhem. Patrick Simon y voit ainsi l’expression légitime de groupes minoritaires dans une société française où le discours antiraciste a été jusqu’ici principalement l’expression du groupe majoritaire, avec une prétention universaliste. Le slogan fondateur de SOS Racisme, « Touche pas à mon pote », en est devenu un exemple caricatural, quand l’antiraciste « majoritaire » se chargeait de défendre son « pote » discriminé… mais de fait minoré.

« Les intérêts et expériences des minorités tendent à être peu représentés par des organisations généralistes, et l’émergence d’organisations propres aux minorités est fréquente dans les sociétés multiculturelles », souligne le socio-démographe. Or, « si les associations antiracistes sont en concurrence pour se faire entendre dans l’espace public, c’est que les politiques publiques ne sont pas équivalentes ». Du coup, rien d’illogique, dans un tel contexte, à faire reconnaître – dans une stratégie délibérée – les intérêts de son groupe propre ! « Ce qui est étonnant, c’est qu’il ait même fallu attendre si longtemps pour voir émerger des organisations s’exprimant au nom de minorités spécifiques ou intervenant contre le racisme anti-Noirs ou antimusulman, comme cela existe depuis longtemps aux États-Unis ou en Grande-Bretagne », poursuit Patrick Simon. Il pointe l’existence, en France, d’un « système politique très puissant pour empêcher l’émergence de ce genre d’organisations ».

C’est en effet « une singularité bien de chez nous », comme l’écrivait en 2006 le sociologue Éric Fassin [^2], que de voir mis en avant, aussi bien par la plupart des grandes associations antiracistes historiques que par nombre d’intellectuels et de très nombreux responsables politiques, un « universalisme national », voire « nationalisé ». Car, « en se plaçant au niveau des principes,  [ces acteurs] prétendent s’abstraire des contextes sociaux ». Un universalisme accusé de nier différences et discriminations, qui est aussi la « formulation d’une stratégie politique » … La négation des discriminations sociales et raciales au nom de cet universalisme républicain abstrait, très hexagonal, a trouvé ses exemples les plus extrêmes chez des philosophes tels qu’Alain Finkielkraut ou Pierre-André Taguieff, qui, chantres de sa défense intransigeante dans les années 1980, ont fini par se retrouver, en mars 2005, parmi les signataires d’un appel « contre le racisme anti-Blancs », dénonçant des « ratonnades anti-Blancs »  (sic), publié par le site sioniste haschomer.net et repris par Radio Shalom. Les amateurs d’huile sur le feu ont déjà été amplement servis. Cependant, l’opposition entre antiracismes perdure, voire s’amplifie, tendant à se « communautariser » toujours plus. Les grandes organisations (à l’exception notable de la LDH, qui parvient à rester en adéquation avec ses principes fondateurs) ont de plus en plus de difficultés à éviter l’écueil d’agir principalement dans « leur » domaine privilégié. En dépit de déclarations formelles tendant à préserver leur ambition universaliste. Pour le dire vite, on verra la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) et SOS Racisme très en pointe contre l’antisémitisme, le Mrap contre le racisme anti-Maghrébins ou anti-Noirs.

Un clivage qui s’est aiguisé surtout autour de deux thèmes : la laïcité (et la loi sur le voile) et « l’approche des événements internationaux, surtout au Moyen-Orient », comme le précise en termes châtiés le président de la Licra, Alain Jakubowicz. Celui-ci préfère toutefois dénoncer l’opposition entre organisations « universalistes » et associations « communautaristes », spécialisées dans la défense d’un groupe particulier et de leur « pré carré, pour ne pas dire fonds de commerce », avec pour conséquence un « mauvais glissement du mouvement antiraciste ». La Licra s’affaire donc depuis plus de deux ans à « travailler activement au rassemblement des quatre grandes associations universalistes, sans ignorer nos divergences et nos histoires particulières ». Il se réjouit que celles-ci aient été reçues ensemble par François Hollande en mars 2014, « signe qu’on est loin de la division ». Il n’y aurait donc aucun nuage ? On peut malheureusement en douter. Les clivages reviennent en effet au galop. Concernant les récentes déclarations de Roger Cukierman, Alain Jakubowicz admet du bout des lèvres qu’elles « ne sont pas sa tasse de thé et sont certainement maladroites ». Mais elles ont surtout été « surmédiatisées ». Et ne seraient donc qu’un « épiphénomène qui ne changera rien aux rapports entre les quatre associations ». Avant d’ajouter : « N’y prêtons pas trop intérêt ; ce qu’il a dit fait simplement partie du débat. » Mais, pour la LDH, ces propos « inacceptables et dangereux sapent les fondements mêmes de la République ». Un jugement que partage le Mrap. Pour cette association, Roger Cukierman fait partie de ces « communautaristes qui sapent le vivre-ensemble ».

[^2]: Cf. « Aveugles à la race ou au racisme ? Une approche stratégique » , in De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française , Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), La Découverte, 2006.

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