Arts de la parole : Réenchanter le réel

Chaque année au mois d’avril, et ce depuis dix-neuf ans, le festival Mythos apporte un démenti à une croyance répandue formulée dès 1936 par Walter Benjamin [^2] : celle de la disparition du conteur. Pour le directeur de l’événement, Mael Le Goff, et son équipe, l’heure n’est toutefois pas à la célébration légère et joyeuse des arts de la parole. En témoigne la formule choisie comme sous-titre à la dernière édition, qui a eu lieu du 7 au 12 avril, « Des mots pour sortir des décombres ». Les craintes exprimées par le philosophe allemand sont en effet plus que jamais d’actualité. Le conte est devenu un sport de combat. Si ses formes traditionnelles continuent d’être pratiquées, d’autres sont apparues. Largement représentée cette année à Mythos, la conférence théâtrale occupe une place importante dans les développements récents des arts de la parole.

Parmi les artistes vus à Rennes qui s’inscrivent dans cette tendance, David Wahl est l’un de ceux qui se revendiquent le plus de l’héritage du conte traditionnel. Il cite Walter Benjamin ou s’en inspire. « Le conteur n’est pas quelqu’un qui raconte une histoire, mais quelqu’un qui raconte sa propre histoire », dit-il par exemple. Ses trois créations ou « causeries » –  Traité de la boule de cristal (2014), la Visite curieuse et secrète (2014) et Histoire spirituelle de la danse (2015) – témoignent en effet de sa bibliophilie et de son goût pour les histoires curieuses. Dans son rôle de savant foutraque, l’orateur multiplie les références historiques et scientifiques en un parcours labyrinthique sans l’ombre d’une fée mais peuplé de créatures d’autant plus étranges qu’elles sont réelles. David Wahl «   aime créer de l’ambiguïté, et il est beaucoup plus facile de le faire avec du réel qu’avec de l’imaginaire ». C’est cet attachement au réel qui lui a fait adopter la forme de la « causerie ». Pas plus que David Wahl, Adeline Rosenstein, Mohamed El Khatib et Sébastien Barrier n’ont le sentiment de se livrer à un genre théâtral précis. Tout au plus se trouvent-ils des liens avec d’autres artistes qui partagent leur double intérêt pour le réel et la parole. Pour les deux prochains épisodes de Décris-ravage, « spectacle documentaire consacré à la Question de Palestine », Adeline Rosenstein va travailler avec la chorégraphe Sandra Iché, qui, dans sa « performance documentaire » Wagons libres (2012), explorait l’histoire de l’Orient-Express, magazine francophone beyrouthin des années 1990. « J’ai rencontré Sandra en Avignon en 2013, et j’aimerais qu’elle m’aide à imaginer une partition de mouvements pour accompagner mes deux derniers épisodes qui traiteront des relations entre Palestine et Occident des années 1920 à 1949 », précise la metteure en scène. Et si Mohamed El Khatib se sent plus proche du cinéma – celui d’Alain Cavalier en particulier – que du théâtre, il se trouve toutefois des affinités avec des artistes tels que Rabih Mroué qui, comme lui, travaillent à la frontière de la performance et du documentaire.

Ces vagues sentiments de parenté concernent avant tout la forme employée ; de la Palestine au deuil d’une mère ( Finir en beauté [^3] de Mohamed El Khatib) en passant par le vin naturel ( Savoir enfin qui nous buvons [^4] de Sébastien Barrier, voir article paru dans Politis n° 1299), les sujets de la conférence théâtrale sont on ne peut plus variés. Qu’ils traitent ou non de faits sociaux ou politiques, les auteurs de conférences théâtrales – qui parmi les artistes programmés à Mythos sont tous aussi interprètes – partagent pour la plupart une critique des représentations communes. « Quand j’ai commencé à faire du théâtre dans les années 2000, il était original de faire entendre sur scène des témoignages réels. Avec le développement de la vidéo et de la performance, cette pratique s’est ensuite répandue. Je me sens étrangère aux formes militantes d’exhibition de groupes défavorisés autant qu’au spectaculaire avec garantie d’authenticité », affirme Adeline Rosenstein. Dans Décris-ravage, elle questionne le statut de l’image en remplaçant les cartes par des mimes ou « carto-chorégraphies » délicieusement absurdes. Tout en sobriété, «   en jouant le moins possible mais en travaillant sur la présence », Mohamed El Khatib se positionne lui aussi par rapport à «   une société saturée d’images ». Pour lui, « aller à rebours du spectaculaire est un parti pris politique ».

La conférence théâtrale entretient aussi un rapport complexe au savoir. En tournant en dérision la prétention à l’authenticité du documentaire, les artistes mettent sous le signe du doute les informations qu’ils divulguent dans leurs spectacles. Mohamed El Khatib explique que «   le documentaire n’existe pas. Le seul fait de prendre une caméra, de filmer une scène plutôt qu’une autre, c’est déjà de la fiction. Dans Finir en beauté, j’assume aussi une part de réécriture des faits réels pour jouer avec les codes du documentaire. » Même hybridation entre réel et imaginaire chez Sébastien Barrier, autant dans Savoir enfin qui nous buvons que dans Chunky Charcoal, sa dernière création présentée à Mythos. « Lorsque j’ai joué à la Ferme du Buisson, on m’a programmé dans un cycle dédié à la conférence Gonzo. Je ne savais pas que c’était une méthode de journalisme basée sur l’ultra-subjectivité. Depuis, j’ai repris ce terme à mon compte, car dans mes spectacles je parle des autres avant tout pour parler de moi », dit-il sans gêne. Des quatre auteurs de conférences théâtrales programmés à Mythos, aucun ne cherche à épuiser le réel. Au contraire, ils le réenchantent. Selon David Wahl, « en interprétant des faits historiques ou contemporains méconnus et en établissant entre eux des rapports originaux, on fait ressurgir du réel toute sa poésie ». Celle que font disparaître bien des pièces aux dispositifs immersifs, à rebours du minimalisme de la conférence théâtrale.

[^2]: Dans l’article « Le conteur – Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov », dans Œuvres III, traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000.

[^3]: À La Pléiade à La Riche (37) le 24 avril, au Théâtre ouvert à Paris le 19 juin, puis à La Manufacture à Avignon du 4 au 26 juillet.

[^4]: En tournée jusqu’en juin. Voir les dates sur www.planbey.com.