Christian Salmon : « Une glaciation de la vie démocratique »

Le chercheur Christian Salmon pointe les faiblesses du discours de la gauche française.

Pauline Graulle  • 2 avril 2015 abonné·es
Christian Salmon : « Une glaciation de la vie démocratique »
© **Christian Salmon** est écrivain et chercheur au Centre de recherches sur les arts et le langage. Photo : AFP PHOTO / MARTIN BUREAU

L’auteur, en 2007, de Storytelling, sur les « histoires » construites par le pouvoir, pose un regard désabusé sur le monde politique actuel. Et appelle la gauche de la gauche à proposer un « récit alternatif » à celui du Front national ou du social-libéralisme. Sans quoi, pas de Syriza à la française…

Quel regard portez-vous sur les élections départementales ?

Christian Salmon : C’est un nouvel épisode de la décomposition des institutions de la Ve République, qui n’est plus capable de garantir l’expression démocratique. La participation électorale, en légère augmentation, reste faible malgré la nationalisation du scrutin. Mais, surtout, les résultats ont été rendus illisibles par la valse des étiquettes politiques, qui a permis de créer une fiction politique (le tripartisme) selon laquelle trois blocs politiques (de gauche, de droite et d’extrême droite) seraient tous au même niveau. Enfin, on a vu un Premier ministre descendre dans l’arène électorale et lancer au nom de la République une véritable guerre du bien contre le mal (identifié au FN). On comprend le calcul : refaire, au nom de la défense des valeurs républicaines, l’unité de la gauche et du PS après avoir excommunié le Front de gauche, jeté l’anathème sur les frondeurs et encouragé la division des Verts. J’ai évoqué la mort de la Ve République dans les Derniers Jours de la Ve République (Fayard, 2014). Désormais, nous sommes entrés dans son histoire posthume, au cours de laquelle c’est tout le spectre politique qui entre en décomposition. L’impensé colonial refait surface. L’orthodoxie néolibérale jette l’anathème sur les assistés. L’impartialité de l’État n’est plus assurée. La souveraineté nationale est battue en brèche par les marchés. La Ve République, qui garantissait une certaine stabilité politique, contribue désormais à la glaciation de la vie démocratique. Depuis 2002, rien n’a changé : c’est le même jeu de rôles autour des mêmes débats et avec les mêmes personnages qui courent après leur (ré)élection. La Ve République ne sert plus qu’à perpétuer contre les sondages et les électeurs une classe politique à bout de souffle.

Avant même les résultats du premier tour, François Hollande avait affirmé qu’il continuerait la même politique. Quelles sont les conséquences de cette déconnexion entre le monde politique et les comportements électoraux ?

Cette Ve République ne se maintient qu’en asphyxiant la vie démocratique. Une journaliste italienne me demandait récemment si le crash de l’Airbus A 320 serait favorable aux socialistes et à la cote de popularité de François Hollande… Cela montre bien que la seule carte qui reste à cette classe politique est la compassion avec les électeurs. C’est l’émotion qui permet aux dirigeants politiques de se connecter à leurs électeurs, et non pas la délibération démocratique !

Comment expliquer les scores moyens du Front de gauche, qui devrait représenter une alternative ?

Pourquoi le mécontentement populaire se tourne-t-il vers Podemos en Espagne et Syriza en Grèce, et vers l’extrême droite en France et en Italie ? La raison en est simple : c’est là où le modèle social se décompose de manière accélérée que les électeurs cherchent une alternative à gauche. En Italie et en France, où le processus est plus lent, le débat politico-médiatique est confisqué par l’affrontement entre deux récits caricaturaux. Le premier, porté par le FN, est le récit « souverainiste » qui prône le retour au franc et aux frontières. Le second est le récit « mondialiste » néolibéral qui propose le démontage de tous les leviers de l’État au profit des marchés. Nous avons le choix entre nous pétrifier et nous dissoudre. D’un côté, le retour à la maison ; de l’autre, la mondialisation néolibérale. D’un côté, la chimère nationaliste ; de l’autre, l’utopie mondialiste. Les uns sont tournés vers un passé fantasmé, les autres louchent vers un avenir sans visage. Le Front de gauche et ses alliés écologiques sont en partie traversés par ce dualisme funèbre qui paralyse l’émergence d’un véritable récit alternatif. La campagne de Jean-Luc Mélenchon en 2012 en a été un formidable laboratoire. L’irruption de Syriza dans le champ politique européen prolonge ce travail d’écriture d’un récit collectif ; elle a eu déjà un effet de clarification : elle a fait apparaître au grand jour les « pouvoirs sans visages » (que j’oppose aux « visages impuissants » de nos dirigeants) en révélant le rôle antidémocratique de la troïka et de l’UE, et leur volonté d’imposer le modèle néolibéral à toute l’Europe.

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