Hervé Kempf / Paul Ariès : Les cultures populaires, une chance pour la planète ?
Les classes populaires sont-elles soumises à la société de consommation, comme le pense Hervé Kempf ? Ou disposent-elles de ressources culturelles qui leur permettent d’y échapper, comme le défend Paul Ariès ?
dans l’hebdo N° 1349 Acheter ce numéro
Hervé Kempf a connu un grand succès avec Comment les riches détruisent la planète [^2]. S’inspirant de la théorie de la « rivalité ostentatoire » de l’économiste Thorstein Veblen, il y dénonce le rôle de l’oligarchie, qui, par son comportement surconsommateur, inspirerait de proche en proche, au long de l’échelle des revenus, les plus pauvres. Cette aspiration au mode de vie de ceux qui sont « au-dessus » serait démultipliée par les grandes inégalités qui caractérisent la période actuelle, amplificatrices de la crise écologique globale. Dans Écologie et cultures populaires, qui vient de paraître [^3], Paul Ariès, conteste ce point de vue. Si l’impact environnemental des milieux populaires reste plus faible que la moyenne (ce que montrent les études), ce n’est pas seulement en raison d’un pouvoir d’achat limité, mais parce que leurs modes de vie, imprégnés de sobriété, sont fondamentalement plus « écologiques », une source d’inspiration négligée pour sauver la planète.
Selon Paul Ariès, l’analyse inspirée par Thorstein Veblen revient à dénier une autonomie de comportement des classes populaires. Qu’en pensez-vous ?
« Sans surprise, sur les 25 pays à l’empreinte écologique par habitant la plus élevée, la plupart sont des nations à hauts revenus » (WWF, 2014). Cette mesure calcule la superficie (en hectares) nécessaire pour fournir les biens et services écologiques dont nous profitons. L’empreinte par habitant des pays à haut revenu est environ cinq fois plus élevée que celle des pays à bas revenu. En tête du classement, le Koweït et le Qatar, pays pétroliers. Les États-Unis sont classés 8e et la France 23e. Il faudrait disposer de 4,8 planètes si nous vivions tous comme des Qataris, ou encore de 1,4 planète si l’humanité consommait comme des Sud-Africains moyens. Et la Chine ? Elle se place au 76e rang seulement, très loin du sentiment général. Première puissance démographique mondiale, son empreinte totale est aussi la première : 19 % du total mondial. Devant les États-Unis, donc (13,7 %), mais avec une population quatre fois plus nombreuse.
Paul Ariès : Je conviens que les milieux populaires subissent ce processus d’imitation. Cependant, on aurait tort de les représenter comme prisonniers de la consommation. C’est le point de vue des riches, qui décrit leur statut uniquement en termes de manque – de pouvoir d’achat, d’espace, de liberté de choix… –, un pli adopté par bien des études sociologiques. C’est également une victoire de la classe dominante que de nous avoir privés de termes pour désigner ces milieux – classe ouvrière, gens « de peu », comme les définit le sociologue Michel Verret, gens « du commun », « les 99 % », vocable des Indignés [face au 1 % le plus riche, NDLR]… L’analyse de Thorstein Veblen contribue tout autant à escamoter le caractère très structurant du mode de vie des classes populaires, passant à côté de l’existence de cultures autochtones dont le rapport à la consommation est différent de celui des classes dominantes mondialisées. Cela revient à nier l’existence d’un conflit entre conceptions différentes de ce qu’est une « vie bonne ». S’en tenir à l’hypothèse d’une imitation servile des modes de vie dominants ne permet pas, par ailleurs, de comprendre « l’écologisme des pauvres » qu’identifie le sociologue Joan Martínez Alier (voir p. 18). Ne nous empêchons pas de comprendre ce qui est à l’œuvre en cautionnant la vision caricaturale de ces « salauds de pauvres qui consomment si mal » !
H. K. : Il ne faut pas prendre la théorie de Veblen pour plus qu’elle n’est, c’est-à-dire un outil pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Je ne nie pas l’existence de cultures populaires, bien que leurs expressions ne soient guère visibles en cette époque qui a notamment assisté à l’évanouissement de la classe ouvrière. Par ailleurs, nous sommes parfaitement d’accord sur le fait que l’empreinte écologique des plus riches est totalement démesurée. Toutefois, ce que dit notre débat, et je crois que Paul Ariès et moi sommes d’accord sur ce point, c’est que les phénomènes culturels sont déterminants pour les modes de consommation et de vie, et doivent donc être réinvestis par la politique. Alors, si je veux bien considérer que les milieux populaires entretiennent encore des modes de vie autonomes, les appareils de domination culturelle n’en restent pas moins aux mains des riches, qui imposent un formatage notamment par la télévision et la publicité. L’expression des classes populaires est d’ailleurs sous-représentée dans les médias de masse.
P. A. : Attention à ne pas survaloriser le poids de la télévision ou de l’appareil idéologique ! Il n’est pas plus effroyable que celui de l’Église quand elle dominait, et le formatage des esprits ne date pas d’aujourd’hui. Et si je veux bien reconnaître le goût prononcé des classes populaires pour les écrans, il ne s’agit pas de cette hypnose que l’on sous-entend, mais plutôt d’une « attention oblique », comme la décrivent des études : un regard qui comporte de la dérision, une forme de distance.
En quoi ces approches des milieux populaires contribuent-elles à l’action face à la crise planétaire ?
H. K. : La rivalité ostentatoire et l’influence culturelle ne sont pas des mécanismes figés, on peut agir dessus. Tout d’abord, il faut réduire fortement les inégalités, en imposant notamment un « revenu maximum autorisé », ce qui aura pour effet d’affaiblir le potentiel d’attractivité des très riches, donc le niveau global de rivalité ostentatoire. C’est essentiel car il est impératif d’enrayer le mouvement général de surconsommation d’énergie et de matière. Point tout aussi névralgique, il faut agir sur les canons culturels actuels, qui promeuvent la compétition et l’individualisme, dont l’exacerbation n’est pas une fatalité. Cette exacerbation est un trait essentiel du grand moment néolibéral qui a pris son essor dans les années 1980 et qui régit puissamment les codes culturels d’aujourd’hui. Dans cette bataille, les valeurs de sobriété des classes populaires sont exemplaires. Il ne s’agit évidemment pas de tomber dans le misérabilisme, mais de reconnaître les vertus de cette simplicité qui permet de vivre avec peu et dans un relatif équilibre avec son milieu. Nous avons, par exemple, à apprendre des collectivités africaines ou d’Amérique latine.
P. A. : La bataille pour sauver la planète impose aujourd’hui de s’atteler à une analyse très fine, poste par poste, de ce qui constitue ces modes de vie populaires dans leur rapport au travail, à la jouissance, aux loisirs, au temps, à la mort même, etc. Ce sont des potentialités négligées jusqu’à présent. En effet, il ne s’agit pas de modalités par défaut – une culture du nécessaire, comme aurait dit Pierre Bourdieu –, mais d’une culture de la sobriété que cite Hervé Kempf, cette culture « du peu » développant d’autres styles de vie, d’autres rêves. En rupture avec la vision austère de certains partisans de la décroissance – faisons comme avant mais avec moins –, elle propose de faire autrement. Non pas se serrer la ceinture parce que le gâteau n’est pas extensible, mais inventer une nouvelle recette. Soulignons que les principaux concepts, et les plus visibles, nous viennent aujourd’hui des pays du Sud, avec le buen vivir des communautés amérindiennes, le pachamamisme andin, etc., ce qui provoque un retournement des regards vers les niveaux perçus comme « inférieurs ». Des ressources identiques existent dans les pays du Nord, dont l’apport des modes de vie des populations immigrées. Je fais le pari qu’il est possible de les sortir de l’anesthésie.
H. K. : Je constate cependant que les milieux populaires ont perdu de leur force collective et sont de plus en plus sensibles aux imprégnations de la culture dominante. D’un point de vue opérationnel, je suis donc plus préoccupé par les enjeux dont sont porteuses les classes moyennes, au centre des déterminants consuméristes de la société, et plus autonomes que les classes populaires. C’est là qu’il faut en priorité faire passer l’idée que la réduction de consommation matérielle est nécessaire. On peut d’ailleurs formuler l’hypothèse que ces classes moyennes restent sensibles aux valeurs de sobriété héritées d’un passé familial populaire peu éloigné.
P. A. : Je ne souscris pas à cette focalisation sur ce que l’on appelait auparavant la « petite bourgeoisie » – devenue classe moyenne, terme poison dans lequel s’est piégée la gauche. Ce tropisme dessine une frontière avec les classes populaires, avec pour conséquence de les perdre, sociologiquement et politiquement. Ne resterait plus alors qu’à en appeler à une « insurrection des consciences » pour que les choses changent, ce qui me semble utopique. Je préfère pour ma part tabler sur une « insurrection des modes de vie », qui a l’avantage de s’appuyer sur des pratiques déjà existantes chez les gens « du commun ». Nous ne partons pas de rien.
[^2]: Seuil, 2007.
[^3]: Utopia, 2015.