« Ils ne l’ont jamais su », de Marie Didier : Les autres en soi

Dans Ils ne l’ont jamais su, Marie Didier retrace la façon dont sa vie s’est construite au fil de ses rencontres.

Christophe Kantcheff  • 30 avril 2015 abonné·es
« Ils ne l’ont jamais su », de Marie Didier : Les autres en soi
© **Ils ne l’ont jamais su** , Marie Didier, Gallimard, 191 p., 15,50 euros. Photo : J. Sassier / Gallimard

Avant d’être écrivain, Marie Didier était gynécologue et exerçait auprès des pauvres, en particulier des Gitans, ayant installé son cabinet là où elle habitait avec son mari et ses deux filles, en haut d’une tour dans un quartier défavorisé, non loin de Toulouse. Elle pratiquait, dans les années 1970, l’avortement, alors non autorisé. Auparavant, elle avait été une jeune fille sage, croyante, ayant peu connu son père militaire, capitaine tué par un obus en juin 1940. D’une enfance « sans joie et sans projets » aux plaisirs de l’écriture en passant par le choix d’engagements forts, Marie Didier aurait pu, comme d’autres le font, retracer son itinéraire en se haussant du col, s’autosatisfaire des ressources de son « moi ». Cela ne lui ressemblerait pas. Marie Didier a publié en 2006 un livre magnifique, Dans la nuit de Bicêtre, mettant au jour le rôle jusqu’ici occulté de Jean-Baptiste Pussin, qui, au XVIIIe siècle, a été le premier à adoucir le sort des aliénés. Ce livre avait paru dans la collection « L’un et l’autre » (Gallimard, repris en Folio), de Jean-Bertrand Pontalis, éditeur, psychanalyste et écrivain, aujourd’hui disparu.

L’autobiographie de Marie Didier, qui paraît ces jours-ci, pourrait s’intituler « l’une et les autres ». Si on retrouve ici JB Pontalis, qui a toujours soutenu les manuscrits de l’auteure au sein de Gallimard, mais l’a refusée en analyse, c’est parmi de très nombreuses personnes qui ont eu peu ou prou de l’influence sur le cours de son existence. En rendre compte aujourd’hui est un acte de reconnaissance et de justice puisque, comme le dit le titre, « ils ne l’ont jamais su ». Ceux-là ont été proches ou non de l’auteure. Parfois, elle ne les a pas connus, comme l’ « oncle Frédéric », qui avait pour neveu le grand-père de Marie Didier, et qui a insisté auprès des parents de celui-ci pour qu’il fasse des études. La culture est ainsi entrée dans la famille, puis s’est transmise. D’autres n’ont fait que la croiser, comme cet examinateur féru de philosophie qui, à l’examen d’entrée en médecine, propose à la jeune étudiante, défaillante sur le fonctionnement du galvanomètre, de lui parler de Bergson et ainsi la sauve. Mais la plupart l’ont côtoyée ou accompagnée au moins quelque temps, lui ont apporté affection, amitié, aide, ou lui ont ouvert des horizons qui lui étaient inconnus. Ce sont les amis de son mari dont elle fait la connaissance le jour de son mariage, à Alger, en 1964 : tous ont milité contre l’Algérie française, certains furent insoumis, d’autres dans le réseau Jeanson. Ce sont les Gitans, déjà cités, avec ces femmes enceintes qui, sous le regard noir des hommes, s’en remettent à « la gadjé blonde ». Laquelle était subjuguée par leur « folle liberté » leur permettant de lever le camp du jour au lendemain. Mais ce sont aussi Jean-Marie, le garde champêtre, et Anna, la coiffeuse pour hommes, qui étaient, lorsque l’auteure était petite, sa « deuxième famille » .

À propos de tous ces personnages qui ont jalonné sa vie, Marie Didier se demande ce qu’il en aurait été pour elle s’ils n’avaient pas existé ou fait ce qu’ils ont accompli. Elle procède souvent par uchronie. Ainsi, écrit-elle, « si ma route n’avait pas croisé celle de Jean-Pierre [un ami malade qui est venu vivre chez elle et la poussait à retravailler ses notes, NDLR], l’enchantement des premières pages des carnets d’écriture aurait sans doute opéré de moins en moins » et elle ne serait pas devenue écrivain. C’est donc aussi la construction de sa propre personnalité qu’elle interroge. Et qu’elle rend dépendante du hasard, de l’aléatoire, même si, précise-t-elle, la « liberté de choix » reste importante. Cette modestie et cette sagesse imprègnent cette autobiographie, qui sciemment n’aborde pas « les événements les plus secrets ou les plus douloureux » traversés par Marie Didier. Il n’empêche que ce livre dessine aussi les traits d’une femme qui s’est plongée dans le siècle pour soulager, comme Pussin, les souffrances des malades, ses « frères », et pour combattre les injustices aux côtés de ceux qui les subissent. C’est à notre tour, désormais, à travers Ils ne l’ont jamais su, de rencontrer Marie Didier. Cette rencontre ne peut être sans effet.

Littérature
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