« Jauja », de Lisandro Alonso : Chevauchée fantastique
L’Argentin Lisandro Alonso livre un western métaphysique où Viggo Mortensen parle en danois.
dans l’hebdo N° 1350 Acheter ce numéro
Ils sont là pour commettre un génocide. C’est un lieutenant espagnol, en mission colonialisatrice contre les autochtones, qui le dit sans complexe à un ingénieur danois servant dans l’armée argentine, Gunner Dinesen (Viggo Mortensen). L’action se passe au XIXe siècle, au fin fond de la Patagonie, où les Européens chassent les « têtes de coco ». Mais celles-là, le film de Lisandro Alonso n’en montrera point. Jauja est moins un film politique qu’une œuvre métaphysique, un western fantastique centré sur le couple que forment Dinesen et sa fille, Ingeborg, qui l’accompagne.
Dinesen cherche à la protéger de la troupe libidineuse tandis qu’elle aime en cachette un jeune soldat, avec lequel elle finit par fuir. Dinesen se lance à sa recherche, pénétrant dans des territoires inconnus, hostiles sans aucun doute, ou peut-être dissimulant « Jauja », une terre mythologique, d’abondance et de bonheur. Lisandro Alonso aime filmer les hommes seuls, qui traversent de grandes étendues de paysages accidentés. Tels étaient les personnages de la Libertad (2001) ou de Los Muertos (2004), ses deux premiers films. Mais Jauja marque une nouvelle direction. D’abord parce que le cinéaste a devant sa caméra une star hollywoodienne, Viggo Mortensen. S’exprimant dans la langue de ses origines danoises avec un accent américain, il est en lui-même une curiosité, qui ajoute de l’étrangeté – Mortensen semble s’être beaucoup investi sur ce film, qu’il a coproduit. Dinesen, à la poursuite désespérée de sa fille, est un poor lonesome cowboy physique et mutique dans un paysage déserté par les hommes, horizon de plaines et de collines pierreuses.
Autre grande différence avec les films qui ont précédé : Jauja s’écarte du réalisme. Ce sont des éléments de fiction qui surgissent sur la route de Dinesen sous la forme de personnages. L’un est un soldat espagnol, réputé expérimenté, absent depuis longtemps, qui semble avoir pris parti corps et âme pour les indigènes. L’autre, une vieille femme vivant dans un endroit reculé dans une montagne, où Dinesen a été amené par un chien. On oscille entre la fantaisie cruelle et la fantasmagorie mélancolique, dont le sens dépasse Dinesen mais qui l’entraîne vers une interrogation existentielle. Dommage que le cinéaste ait cru devoir conclure son film par une séquence de résolution plus classique. Il n’en reste pas moins que Jauja, filmé dans un format presque carré (1,33), comme des photographies anciennes avec des couleurs très contrastées, intrigue avec bonheur.