Kendrick Lamar : L’envol du papillon
Kendrick Lamar connaît un succès fulgurant avec son nouveau disque, To Pimp a Butterfly. Un album coup-de-poing entre rap, jazz et soul, toujours aussi tourné vers l’engagement.
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Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas assisté à un tel phénomène. Le 16 mars, alors que des fuites du nouvel album de Kendrick Lamar circulent sur le Net, le rappeur publie l’opus une semaine avant la date prévue. En quelques heures, le record d’écoutes sur une journée du site Spotify est pulvérisé avec 9,6 millions d’auditeurs. Dans la foulée, une pluie d’éloges s’abat sur l’artiste. To Pimp a Butterfly [^2] serait le premier chef-d’œuvre du XXIe siècle, un classique instantané façonné par celui que l’on qualifie de « John Coltrane du hip-hop ». À l’écoute de l’album, difficile de ne pas donner raison aux enthousiastes. To Pimp a Butterfly est bluffant.
À 27 ans, Kendrick Lamar n’en est pas à son coup d’essai. Il y a dix ans, il faisait sensation dans les milieux hip-hop de la côte ouest des États-Unis avec une simple mixtape. Suivront un premier disque, en 2011, Section.80, puis un second, Good Kid, m.A.A.d City, en 2012, qui lui vaudra un grand succès. Dans la musique de Lamar, deux spécificités : des textes engagés en rupture avec une scène hip-hop américaine de moins en moins politisée ; des arrangements travaillés qui témoignent d’une âme mélomane. Le premier opus de l’artiste décrivait sa génération, celle « des enfants de Ronald Reagan et de l’épidémie du crack. Une génération qui ne sait pas quoi foutre parce que les rues sont pleines de gangs et de fric facile ». Son deuxième disque, présenté comme un « court-métrage », racontait une journée dans la vie de son quartier, Compton, Los Angeles. Violence, drogue et en filigrane la naissance d’une vocation artistique. To Pimp a Butterfly débute par un sample du morceau « Every Nigger is a Star », interprété par le Jamaïcain Boris Gardiner en 1974. Puis George Clinton, septuagénaire, inventeur du funk, prend la parole. « Est-ce vraiment toi qu’ils idolâtrent ? », demande-t-il au rappeur. Comme les précédents opus, le troisième album de Kendrick Lamar est amplement autobiographique. On y retrouve un jeune homme qui s’interroge sur son rôle : « Qu’est ce qu’être une star noire ? », « Comment user de son influence d’une façon positive ? », « Comment être le héros d’une communauté quotidiennement victime du racisme ? » Lamar déploie ses interrogations en convoquant une palette de sentiments : la consternation, « The Blacker the Berry », l’arrogance, « I », la dépression, « U », ou la joie « Alright », morceau produit par Pharell Williams. Il y fait son autocritique, dénonce les affres de l’industrie musicale, la corruption de l’Amérique, la lâcheté de certains Afro-Américains. Lamar joue avec ses dualités, multiplie les voix et les rôles, et produit des textes littéraires qui s’écoutent comme de percutants poèmes.
Pour son album, Kendrick Lamar a fait appel à des invités talentueux. Des plus anciens, d’abord, vers lesquels il se tourne pour chercher l’inspiration. Dr. Dre, Snoop Dogg et même Tupac, ramené à la vie dans l’ultime morceau du disque, « Mortal Man ». Des trentenaires aussi. Kamasi Washington et Terrace Martin au saxophone, Robert Glasper au piano, Ambrose Akinmusire à la trompette, Bilal au chant. Grâce à ces dernières collaborations, l’album de Lamar est aussi un manifeste. Il est le disque d’un ensemble de musiciens afro-américains nés entre la fin des années 1970 et les années 1980, pour qui l’adage, si souvent invoqué avant eux, selon lequel rap et jazz ne feraient qu’un prend enfin tout son sens. Le deuxième morceau du disque, « For Free », est à ce titre un tour de force. Jazz swing presque traditionnel, il donne pourtant lieu à un free-style hallucinant du rappeur. Kendrick Lamar y devient soliste maniant avec aisance les rythmiques. Un musicien accompli entre jazz, rap, slam et soul.
[^2]: Littéralement « maquereauter un papillon ».