Les ressorts du national-populisme français

TRIBUNE. Le fascisme ne peut avancer un projet pour le peuple sans désigner un « extérieur », une partie du peuple niée comme « non nationale ».

Alain Lipietz  • 16 avril 2015
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Les ressorts du national-populisme français
© **Alain Lipietz** , Ex-député européen EELV, économiste. Photo : AFP PHOTO / LIONEL BONAVENTURE

La guerre entre les Le Pen éclaire de manière crue les problèmes du national-populisme dans la crise des années 2000. Elle souligne l’inanité de la stratégie de diabolisation ( « Les Le Pen, c’est toujours l’extrême droite, donc Pétain, donc les nazis… » ). L’expérience des années 1930 reste pourtant utile, tant la crise d’alors, crise du libéralisme débridé, ressemble à la nôtre. Pourquoi, d’ailleurs, ne pas dire simplement « fascisme » ? Parce que l’extrême droite d’aujourd’hui n’a plus l’apparat des fascismes du siècle dernier : organisations de masse, défilés en uniforme, etc. : les « faisceaux ». Mais les partis de gauche non plus. Cela reflète l’individuation de nos sociétés, le règne des nouveaux médias (télé, Internet). À part ça, oui : comme le Parti national-socialiste des ouvriers allemands ou le Mouvement social italien, le FN a su conserver, avec un succès militant semblable à celui qui inquiétait déjà les intellectuels des années 1930, la capacité à reconstituer une pseudo-communauté pour le « peuple des petits   » contre le libéralisme. Aujourd’hui, seules les religions (islam, églises néo-protestantes…) y parviennent aussi. Mais cette « chaleur populaire » est organisée non pour l’amour, si ce n’est pour le/la chef(fe), mais pour la haine d’un Autre au nom de la défense d’un « nous » illusoire, les « nationaux ». Alors va pour « national-populiste ».

Tout fascisme prétendant à la majorité doit se présenter comme le parti du peuple. Mais il ne peut avancer de manière crédible un projet pour l’ensemble de celui-ci, comme le pouvait la social-démocratie, qui imposait à la bourgeoisie un partage du revenu national. Il lui faut un « extérieur » : une partie du peuple niée comme « non nationale », ou des peuples vaincus. Cette position (promettre à chacun une protection, mais pas pour « les autres ») est cependant plus facile à défendre que la position social-libérale qui confie à l’État le soin de « panser les plaies du capitalisme » tout en laissant le capitalisme multiplier les victimes. Car ces pansements se heurtent à « l’effet de seuil » : on perd d’un coup une aide publique (allocation, gratuité) dès qu’on gagne un revenu du travail. Il est pourtant normal que la société donne à celui qui n’a rien. Mais, si les travailleurs pauvres ont l’impression d’être moins aidés que les chômeurs, ils votent FN [^2]. Or, ces travailleurs pauvres se généralisent avec la crise : salariés, petits indépendants, paysans pauvres, retraités. Ils sont spontanément hostiles à tous ces « autres » qui obtiennent une garantie de l’État, chômeurs ou fonctionnaires. On entend même des retraités protester contre « les charges », qui financent leur pension ! Ce qui permet au FN de cumuler le soutien (libéral) des « petits » contre les prélèvements et les règlements, et leur demande (antilibérale) pour plus de protection. Mais, premier problème : ** la composition sociale et l’idéologie spontanée du peuple des petits ne sont pas les mêmes selon les régions. Il y a des régions de désindustrialisation en cours (comme le Nord), où les « petits » sont des ouvriers demandant le retour à la social-démocratie nationale (ce que Le Pen père taxe, avec raison, de chevènementisme, mais c’est le plus beau fleuron des conquêtes de la fille). Et d’autres où les « petits » sont les petits propriétaires que raillait Marx dans le 18 brumaire de Louis Bonaparte, ayant souvent « bénéficié » de la période d’industrialisation rurale à bas salaire des années 1960, aujourd’hui liquidée par la mondialisation. D’où des discordances du discours FN.

La contradiction se résout en isolant un sous-peuple n’ayant droit à rien. Pour le NSDAP (parti nazi) : les juifs ; pour le FN : les Maghrébins. Mais alors il faut rompre avec les principes universalistes de la démocratie. D’où, second problème : le fascisme ne peut arriver au pouvoir qu’en se transformant en dictature. Il y arriva par des coups de force couplés à des succès électoraux, comme Hitler ou Mussolini, la guerre civile en Espagne, l’occupation étrangère sous Pétain. Dans tous les cas, une propagande antérieure, y compris « de gauche », avait préparé le terrain à cette scission du peuple : haine du juif ploutocrate, « laïcité fermée » contre les musulmans. Faute de quoi, le fascisme voulant accéder démocratiquement au pouvoir est condamné à cesser d’être fasciste, et, sous la pression de l’Europe, à renoncer à la plupart de ses contenus. Comme le leader du fascisme italien d’après-guerre, Gianfranco Fini, qui évoluera en une sorte de chevènementiste de droite, parfaitement fréquentable… mais simple second de Berlusconi. Ces contradictions éclatent ** aujourd’hui. Mais nous mesurons combien la gauche française s’y est mal préparée. Le souverainisme national « antilibéral » et la laïcité fermée devenue islamophobie avaient des effets délétères, que ne masque plus la stratégie de diabolisation.

[^2]: Cf. les Inaudibles. Sociologie politique des précaires , Céline Braconnier et Nonna Mayer, Presses de Sciences Po, 2015.

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Tribunes

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