Main basse sur la République

Aujourd’hui, l’invocation quasi religieuse de la République couvre plus que jamais une équivoque.

Denis Sieffert  • 30 avril 2015 abonné·es

La proposition de Nicolas Sarkozy de transformer l’UMP en parti des « Républicains » suscite à juste titre bien des critiques [^2]. Les uns, comme le philosophe Marcel Gauchet, exigent de l’ex-Président qu’il assortisse la nouvelle appellation d’un adjectif. À la manière de Jaurès, sans doute, qui se réclamait de la « République sociale ». Cette fois, ce serait plutôt la République « antisociale », ou « autoritaire », ou les deux. Celle, sanglante, de juin 1848 ou celle d’Adolphe Thiers. Les autres, comme l’historien Jean-Noël Jeanneney, s’insurgent contre une « indigne captation d’héritage [^3] ». Tous s’accordent à revendiquer pour eux-mêmes et pour la France entière cette République dont Nicolas Sarkozy voudrait s’emparer pour un usage personnel. Pareille contestation a connu un précédent lorsque, en 1974, Jacques Chaban-Delmas avait fait de la croix de Lorraine, symbole de la France libre, l’emblème de sa candidature. Ce qui ne l’avait pas empêché de se faire battre à plate couture dès le premier tour.

Mais, cette fois, l’affaire est évidemment plus grave. Il ne s’agit pas seulement d’un coup de com’. Outre la manœuvre politicienne, on peut y voir la volonté d’imiter la droite américaine. Pas celle d’Abraham Lincoln, qui était un Républicain, mais bien plutôt celle des Bush, père, fils et frère (puisque Jeb, dit-on, serait sur les rangs pour 2017). La droite du Tea Party, aussi vulgaire et dépourvue de scrupules que MM. Wauquiez et Estrosi. Il y aurait donc là une double logique : se revendiquer de l’aile la plus réactionnaire du paysage politique d’outre-Atlantique et entraîner notre pays dans un système à l’américaine. Il ne manquerait plus, pour compléter le tableau, que le Parti socialiste change lui aussi de nom pour devenir le Parti démocrate, et nous pourrions alors nous enorgueillir d’être vraiment copie conforme. Du côté de Matignon et de Bercy, on a déjà fait un bout de chemin. À plusieurs reprises, Manuel Valls a souhaité que l’on abandonne l’épithète socialiste. Et l’autre grande figure de la « modernité » gouvernementale, Emmanuel Macron, vient de publier un vibrant plaidoyer pour que l’on transforme la France en « démocratie actionnariale ^4 ». Il veut que tous les Français confient leurs économies aux marchés et deviennent actionnaires. Tout un programme pour notre nouvelle gauche ! Et quel beau nom pour l’ancien parti de Blum : le Parti démocrate actionnarial !

Mais l’hypothèse d’une nouvelle dualité à l’américaine, dans laquelle les dirigeants socialistes d’aujourd’hui joueraient le rôle des démocrates, se heurte cependant à une objection. Si nos ministres les plus libéraux et les plus patronaux s’en accommoderaient volontiers, l’abandon de la République à l’ennemi est, pour d’autres, absolument inenvisageable. Manuel Valls en premier lieu. Et cela pour la raison même qui conduit Nicolas Sarkozy à vouloir s’en emparer, et qui a trait à la question identitaire. Dans la France de 2015, l’ultralibéralisme économique passe mal, mais la phobie identitaire marche plutôt bien, alimentée il est vrai par un contexte international anxiogène. Or, l’invocation républicaine sert trop souvent à cela. Pour certains, « République » est devenu le nom de code ambigu autour duquel se rassemblent non plus seulement ceux qui défendent la conception d’une société laïque, mais aussi ceux qui font serment de protéger une France blanche et « judéo-chrétienne », comme vient de le réaffirmer Christian Estrosi.

On peut y voir un détournement de sens. Car la première République s’est fondée sur le refus de l’ethnicité. Mais l’ambiguïté n’a pas tardé et la répression s’est rapidement abattue sur les minorités qui revendiquaient la singularité de leur culture. Dans notre histoire, l’égalité et l’uniformité ont souvent entretenu un rapport compliqué. Et la République n’a pas toujours fait le détail. Aujourd’hui, l’invocation quasi religieuse de la République, dépourvue en effet de tout adjectif, couvre plus que jamais une équivoque. Nous sommes depuis quelques années déjà dans ce moment confus où la dénonciation républicaine du communautarisme est elle-même devenue un cri de ralliement communautaire. En politique, cette ambivalence n’a pas que des défauts. Elle permet un double jeu bien utile. Qui serait rendu impossible si Sarkozy réussissait son hold-up sur la République. Au fond, on peut faire deux reproches à Nicolas Sarkozy. Celui que lui adressent la plupart des intellectuels et même quelques personnalités de son propre camp : s’approprier un patrimoine commun. Mais on peut aussi lui reprocher de lever l’ambiguïté républicaine et de faire basculer le mot dans une acception réactionnaire. La République, ce serait lui, ses proches amis et le Front national. On pourrait répondre à Marcel Gauchet : avec Sarkozy, pas besoin d’adjectif.

[^2]: Au passage, il faudrait que quelqu’un explique à Sarkozy que « UMP » n’est pas un acronyme. C’est un sigle. « MoDem » est un acronyme…

[^3]: Le Monde du 25 avril.

[^4]: Idem

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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