Notre-Dame-des-Landes : Bonjour veaux, vaches…
En deux ans, les occupants des terres expropriées pour le projet d’aéroport ont relancé une économie agricole originale sur plus de 200 hectares.
dans l’hebdo N° 1351 Acheter ce numéro
Chaleur inhabituelle, c’est en manches courtes que l’on déjeune à Bellevue en ce début mars. Sur la grande table dressée devant le corps de ferme, une opulence bigarrée aiguise les appétits. Salades de saison et gratins, pain complet, choux, courges, poireaux, laitues et fromage frais local. Presque tout provient de la ZAD (zone à défendre) de Notre-Dame-des-Landes – « autonome en légumes », répète-t-on avec une pointe de fierté. L’équipe de terrassement reprend des forces après une matinée à reboucher les ornières du chemin « de Cayenne », clin d’œil aux travaux forcés d’un autre siècle. Une jeune femme apostrophe la tablée : « Déterminons le prochain chantier collectif, puisque c’est bien parti ! » C’est le printemps, la sève pulse dans le bocage de Notre-Dame-des-Landes. En janvier 2013, l’ancien exploitant quittait la ferme, exproprié et indemnisé par AGO-Vinci, qui prévoyait la destruction des bâtiments pour les rendre inutilisables. Dans la foulée, la ferme est « arrachée » par les zadistes. Après des mois de tension, Bellevue vit un répit malgré l’arrêté d’expulsion en cours : l’accord entre le PS et EELV lors de l’élection municipale de Nantes a suspendu le lancement du chantier de l’aéroport jusqu’à épuisement de tous les recours judiciaires sur la ZAD, ce qui peut conduire à 2017.
Certains des squatteurs sont membres du Copain 44, association de paysans de Loire-Atlantique qui a prêté une vingtaine de vaches pour produire du lait et contribuer à occuper les 120 hectares de l’exploitation. Il y a aussi des cochons, des moutons, des chèvres, des canards, des poules et des oies, souvent de races rustiques menacées, afin d’aider à leur conservation. Coup de main, mini-formations, ratés, apprentissage sur le tas : le réfrigérateur se remplit chaque jour de lait, yaourts, beurre et petits fromages frais. On se sert seul et on laisse ce qu’on veut. Une partie de la production alimente le squat des sans-papiers du Vieux-Doulon à Nantes. La ferme cultive un potager et le four à pain a été réactivé. On répare des vélos, véhicule de base sur le site ; des douches et une machine à laver sont en libre accès ; un dortoir accueille les nombreux zadistes de passage. À l’étage, un atelier de couture avec des machines de récup’, une boutique de fringues à tarif libre. « On n’est pas là pour vendre mais pour contribuer à nourrir des résistances multiples. Ici, on ne travaille pas, on fabrique nos vies », affiche un long laïus rédigé à la main. Bellevue envisage d’ouvrir une petite boulangerie-épicerie solidaire afin de distribuer à prix quasi coûtant des produits de première nécessité. « Pas pour le fric, précise Sébastien, pilier de la ferme, mais ça permettra de se passer du Super U de Vigneux. Et on y vendrait aussi des produits de paysans locaux ». Et la TVA, les autorisations ? « Où est le problème ? S’ils veulent nous faire chier, ils envoient les services vétérinaires, l’activité de la ferme n’a aucune existence légale. » La ferme de Bellevue est devenue l’un des pôles les plus actifs de la vie qui bruisse dans les cabanes et les bâtiments sauvés des pelleteuses par les résistants de Notre-Dame-des-Landes, zadistes, paysans, voisins, élus, collectifs de soutien de toute la France. Il y a deux ans, après avoir résisté à l’opération « César » d’évacuation de la ZAD, les opposants lancent l’assemblée « Sème ta ZAD » pour engager un vaste mouvement de reconquête agricole. Des centaines de bras défrichent, reconstituent des haies de bocage, mettent en culture de multiples potagers. On élève du petit bétail, on construit un hangar à foin. Aujourd’hui, les occupants revendiquent leur emprise sur 220 hectares.
Autant qu’une quête d’autonomie alimentaire – « pour dépendre le moins possible de “Babylone” ! », martèle une occupante –, il s’agit d’occuper l’espace. Cette stratégie, qui accroît les chances de mise en échec du projet d’aéroport, suscite l’émergence d’une agriculture débridée, dont les petites mains, souvent formées sur le tas, se livrent à l’expérimentation sur des dizaines de parcelles. Pas d’engrais chimiques ni de pesticides, la terre parfois travaillée au cheval de trait. Des champs se couvrent de légumineuses, pois, fèves ou soja – inusité à cette latitude. Des apiculteurs en herbe ont construit et installé une centaine de ruches. Lucas brasse une bière empirique, initié par un gars de Bordeaux qui savait y faire. À la ferme des Fosses noires, elle aussi sauvée de la destruction, Mika habite dans une remorque de camion depuis quatre ans. Dans l’arrière-cour, un bric-à-brac d’outils agricoles récupérés, plantoirs à pommes de terre, charrue, semoirs, herse, bineuses… Un atelier collectif tente des miracles pour faire tourner deux tracteurs cacochymes. L’agriculture zadienne fonctionne avec très peu de moyens et s’accommode des galères, ce qui ne tarit nullement l’enthousiasme de Mika, avec son brevet agricole « à la con ». « Ici, je fais tout ce que je ne pourrais pas faire dans un cadre conventionnel. » Du tournesol pour l’huile, du sarrasin, du blé pour des pâtes fraîches et sèches, des légumes, des oignons, dont une partie de la récolte est donnée à la Maison de la grève à Rennes, en solidarité avec cet autre foyer dissident et en échange de coups de main dans les champs.
Pour la deuxième saison, Mika a semé deux hectares de variétés paysannes de blé tendre aux abords de la ferme de Saint-Jean-du-Tertre, prise à l’ennemi au printemps dernier. Encore une initiative insolite : la terre, très humide, n’est pas propice à la céréale. Les zadistes ont butté les rangs pour créer des rigoles de drainage et adapté un semoir à la largeur requise. « On a eu des déboires, mais cette année le blé est beau. Des paysans du coin s’intéressent à la technique », signale-t-il modestement. Une meunerie est en cours d’installation à Saint-Jean-du-Tertre, avec trieuse, cellules de stockage et moulin. Sylvine nettoie la machine, qui vient de produire ses premières moutures de sarrasin. Fin 2015, le pain des occupants sera peut-être 100 % autochtone. « Sème ta ZAD », qui se réunit tous les 15 jours, s’est imposé comme l’instance de coordination et de renforcement des expériences agricoles. La stratégie d’occupation des terres y occupe une bonne place, ainsi que les réflexions sur l’avenir du foncier – histoire d’être prêts « quand sera annulée » la déclaration d’utilité publique du projet d’aéroport, issue que les ZADistes estiment désormais possible. Des occupants ont produit un intéressant état des lieux fonciers des 1 650 hectares concernés, embrouillamini où cohabitent des paysans installés de longue date et résistants à l’expropriation, des zadistes illégaux, des anciens exploitants expropriés à qui AGO-Vinci, maître d’œuvre du projet d’aéroport, distribue à l’année des baux précaires pour contrer les occupants ^2.
Marcel Thébault, paysan de la ZAD et résistant à l’expropriation, est très impliqué dans l’évolution de la situation. Installé au Liminbout, il suggère, avec le Copain 44, dont il est membre, la création d’une entité dédiée à la gestion des terres, dont le statut basculera si le projet d’aéroport tombe. « Nous défendons la création d’une réserve foncière qui permettrait l’installation de nouveaux projets, cohabitant avec notre agriculture paysanne légalisée et l’expérimentation hors-cadre des zadistes – productions alimentaires ou autres usages des terres. » L’exploitation du bois est l’un de ces usages, cause de fortes frictions l’an dernier quand des zadistes ont abattu trente arbres au Pré Failly, prenant apparemment leurs aises avec les positions du collectif. Depuis, des clarifications sont intervenues, relate Marcel Thébault, « les oppositions sont beaucoup moins vives ». Du bois de chauffage, c’est possible pour toute la ZAD avec une bonne gestion des haies de bocage, ont évalué des techniciens du Copain 44. Et du bois d’œuvre : « Sortir du bois, entrer dans le dur », clame un slogan qui revendique de construire des habitations plus pérennes que les cabanes. Forêt de Rohanne. Mika pénètre dans les taillis, accompagné d’un collègue versé dans l’exploitation forestière. Un premier pin, en partie déraciné, s’abat dans les stridences de tronçonneuse. « On ne cible que les arbres condamnés », assure la petite équipe, qui attend l’arrivée d’une scierie mobile pour débiter les fûts. Sarah est hors d’elle : « On ne touche pas à Rohanne, haut lieu de résistance de la ZAD, des copains y ont été gazés par les flics ! Ils ne peuvent pas se contenter de bois de récup’ ? » Marcel Thébault, lui, ne se sent guère « frère des arbres ». « Un peu de réalisme, il faut bien accepter une gestion des lieux… »
[^2]: www.acipa-ndl.fr/images/PDF/Divers/2015/foncierZADfinalrefait.pdf