Refonder une sociologie de combat
Des sociologues et philosophes analysent les nécessaires évolutions des sciences sociales face au précariat et aux nouveaux mouvements sociaux.
dans l’hebdo N° 1350 Acheter ce numéro
Que peut la sociologie ? Est-elle simplement une discipline descriptive des inégalités, classes et catégories sociales au sein de la population, ou bien peut-elle être « un sport de combat » (comme disait Pierre Bourdieu), contre la domination, pour l’émancipation des individus ? À la fin des années 1980, convaincus par l’annonce de la supposée « fin des idéologies », voire de la « fin de l’histoire », dues à la « victoire finale » du capitalisme, d’aucuns ont proclamé que la tradition critique des sciences sociales à visée émancipatrice était enterrée. Avec la chute du mur de Berlin, devaient donc être mises au pilon et rejoindre le cimetière académique : tant l’École de Francfort et sa théorie critique née dans les années 1930 (notamment les travaux d’Horkheimer, d’Adorno ou de Marcuse, pour les plus célèbres), que la sociologie critique française dont Pierre Bourdieu était sans conteste le chef de file. Cet enterrement en grande pompe n’a pas eu lieu. Aujourd’hui, nombre de sociologues ressentent « l’urgence sociale et politique du redéploiement de la critique » … C’est l’objectif, ou plutôt le programme, que s’est donné dans ce volume un collectif de chercheurs, sous la direction du sociologue Bruno Frère, de l’université de Liège (Belgique), afin de contribuer à la « relance » de la théorie critique. Pour ses auteurs (Laurent Thévenot, Nancy Fraser, Luc Boltanski, Axel Honneth, Jean-Louis Laville…) celle-ci – sans « se départir de [son] élan marxiste initial s’attaquant à toutes les formes de domination » – se situe donc à un « tournant ». Précaires, intérimaires ou travailleurs pauvres, mais aussi nouveaux mouvements sociaux (Indignés, Anonymous, Femen et autres zadistes), et différents mouvements des « sans », en incluant le large domaine de l’économie sociale et solidaire, réclament en effet une évolution des sciences sociales critiques pour pouvoir mieux les appréhender.
Au fil de leurs contributions pour ce livre théorique qui ne sombre jamais dans le jargon académique, ces philosophes et sociologues comptent évidemment s’appuyer sur les précédentes traditions sociologiques critiques. Mais sans être prisonniers d’une lecture orthodoxe. Déjà, à partir des années 1980, plusieurs infléchissements ou « refontes » de ces traditions avaient vu le jour. Bruno Frère rappelle ainsi que, pour Bourdieu, « les individus reproduisent inconsciemment les structures sociales du capitalisme qui, pourtant, les aliènent », sans chercher « à se rebeller contre un système qui appauvrit leur travail, leur culture ». Or, cette approche induit une « représentation philosophique de l’humain passif, inconscient et réifié par cette même domination – à laquelle n’échapperaient que quelques saints utopistes ou scientifiques – [qui] est inopérante lorsqu’il s’agit d’étudier des alternatives originales que construisent volontairement certains acteurs en dehors du marché ou du consumérisme ». C’est pourquoi, autour notamment de Luc Boltanski, lui-même ancien « bourdieusien », s’est d’abord développée une sociologie dite pragmatique, cherchant à prendre en compte les marges de manœuvre que se créent les acteurs dans la société. Sans nier la domination et l’aliénation, il s’agissait « d’investir les plis et replis du monde dans lesquels les humains parviennent à nicher des actions ». De même, du côté de l’École de Francfort, les travaux d’Habermas puis d’Axel Honneth sur l’importance de la recherche de reconnaissance pour les individus rompaient avec les analyses de la première École de Francfort, dont « les approches systémiques faisaient peu de place aux expériences morales et aux engagements des personnes ».
Après plusieurs interventions remémorant ce cheminement théorique, les auteurs appellent à conjuguer les acquis de la première tradition critique et de la suivante, afin de pouvoir analyser le monde d’aujourd’hui. Et, comme le suggère le sociologue britannique Simon Susen, de la City University de Londres, enrichir la critique sociale de cette « fertilisation mutuelle » pour être capable de se renouveler et d’appréhender les enjeux des sociétés contemporaines [^2]. Des sociétés où les acteurs sont aussi conscients de leur domination qu’ils la subissent, et revendiquent à la fois plus de justice sociale et davantage de reconnaissance personnelle, moteur de « l’élaboration d’un monde plus respectueux de la différence ». En somme, alors que les « conflits sociaux deviennent sauvages » (Honneth), il est grand temps de remettre les sciences sociales au service de l’émancipation. Ce livre plante avec force quelques jalons.
[^2]: Jean-Louis Laville, dans une passionnante postface, suggère même la possibilité d’un troisième apport, celui du « vaste courant critique des “épistémologies du Sud” », (Amérique latine et Asie), travaillant notamment les tensions entre capitalisme et démocratie…