Thomas Piketty divise la gauche et les sciences sociales

Un numéro des Annales discute les analyses du Capital au XXIe siècle. L’occasion d’un dialogue entre plusieurs disciplines.

Olivier Doubre  • 30 avril 2015 abonné·es
Thomas Piketty divise la gauche  et les sciences sociales
© « Lire *le Capital* de Thomas Piketty », *Annales,* éd. de l’EHESS, 304 p., 16,50 euros. Photo : CITIZENSIDE/YANN KORBI/AFP

Avec près d’un million d’exemplaires vendus à travers le monde, le succès du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty (Seuil) perdure depuis deux ans. L’ouvrage examine l’évolution des inégalités sociales – ou plus précisément patrimoniales – au sein des sociétés capitalistes depuis le XVIIIe siècle. Dès sa parution en France, et plus encore depuis sa traduction anglaise aux prestigieuses éditions de l’université d’Harvard, il a suscité un flot de critiques, de débats ou d’éloges. Outre-Atlantique, le mouvement Occupy Wall Street s’en est inspiré pour son slogan « We are the 99 % » (« Nous sommes les 99 % »). En effet, l’économiste français a choisi de découper les sociétés qu’il analyse en quatre groupes, selon le niveau de revenu et le volume de patrimoine. Les classes populaires sont les 50 % au bas de l’échelle, les classes moyennes les 40 % du milieu, les classes supérieures les 10 % du haut, et enfin les classes dominantes les 1 % les plus riches. Aux États-Unis, par exemple, ces 1 % accaparent plus du quart du revenu national.

Le Financial Times a forcément peu goûté la démonstration. Un livre pointant l’accroissement inouï des inégalités au cours des dernières décennies (à tel point qu’elles sont aujourd’hui proches des niveaux de la fin du XIXe siècle) ne pouvait que s’attirer les foudres des économistes néolibéraux. Mais, si ces attaques étaient prévisibles, le Capital au XXIe siècle n’en a pas moins divisé la gauche. Des critiques n’ont pas tardé à s’élever, en particulier du côté de la philosophie foucaldienne et de sociologie critique se réclamant de Pierre Bourdieu. L’un des premiers fut Geoffroy de Lagasnerie, qualifiant de « brutale réduction économiciste » une démarche qui ne considère les inégalités « que sous l’angle des inégalités de revenu [^2] ». En envisageant le capital comme uniquement économique, Piketty évacue les autres formes de capital, « culturel et scolaire, social et symbolique », et se condamne à « une incapacité de comprendre les mécanismes de la domination et de l’infériorisation à l’œuvre dans la société ». Poursuivant cette charge dans un article intitulé « La gauche contre elle-même [^3] », Didier Eribon observe l’empressement de certains à « prendre pour d’extraordinaires avancées progressistes ce que, en d’autres temps, on aurait considéré comme des concessions destinées à sauver le système ». Le sociologue pointe lui aussi la conception uniquement patrimoniale du capital chez Thomas Piketty, mais surtout sa principale proposition pour réduire les inégalités : l’institution d’un impôt mondial (ou européen) sur le patrimoine. C’est là, pour Eribon, un « deuxième temps de l’entreprise de destruction de la pensée de gauche : pour que le capitalisme soit acceptable et que les inégalités soient acceptées, il est nécessaire de limiter – par l’impôt – celles qui deviennent chaque jour un peu plus scandaleuses ». Et de conclure que Piketty ne fustige que quelques profiteurs (les fameux 1 %), effaçant ainsi les différences de classes au sein des 99 %…

Récemment, une critique acerbe est venue, cette fois, d’un économiste. Frédéric Lordon s’est d’abord agacé des louanges adressées au supposé « Marx du XXIe siècle », comme l’ont écrit certains outre-Atlantique. Pour Marx, relève-t-il, « le capital est un mode de production, c’est-à-dire un rapport social », non la seule « fortune des fortunés »  : dans cette pensée « économiciste », on « cherche en vain les luttes sociales, les grèves générales, le bras de fer du capital et du travail ». Et, si Thomas Piketty ne propose d’agir que par une fiscalité plus lourde sur la rente, c’est parce qu’il se refuse à « transformer les structures » du capitalisme. Il se « condamne donc à passer la serpillière » sur les dégâts du capital, car « la fiscalité n’a jamais été autre chose : la serpillière sociale-démocrate »  ! Thomas Piketty a volontiers admis le caractère limité de son approche du capital, même si « l’argent et son inégale répartition » constituent pour l’économiste (on ne se refait pas !) « l’objet social total par excellence ». Mais son travail se veut d’abord « une introduction à une histoire multidimensionnelle du capital,  [où] de nombreux aspects ne sont qu’esquissés », souligne-t-il, dans le dossier consacré à son livre dans la dernière livraison des Annales. Les responsables de la revue d’histoire, fortement tournée dès sa création en 1929 vers les autres sciences sociales, notamment l’économie, lui ont en effet consacré deux journées de séminaire préparatoires au dossier de ce dernier numéro – et ouvert leurs colonnes pour y répondre. Comme le confie son directeur, l’historien médiéviste Étienne Anheim, « les Annales, de par leur histoire, mais aussi parce qu’une revue doit être un lieu de débats, se devaient de s’intéresser à ce livre profondément “historien”, avec une vraie démarche socio-historique ». Mais, au-delà, c’est aussi « un livre important du fait de l’ampleur et de l’ambition de sa démarche ».

Car « Piketty est pris entre deux feux, de droite et de gauche, en rupture notamment avec l’école orthodoxe en économie », laquelle travaille essentiellement à la production de modèles mathématiques, toujours plus éloignés des préoccupations humaines. Sociologue critique, Alexis Spire partage une bonne part des reproches faits au livre. Mais il reconnaît « le caractère impressionnant de ce travail, qui repose sur une collecte de données sur les inégalités dans différents pays par tout un réseau de chercheurs ». En ce sens, le chercheur préfère saluer la volonté de Thomas Piketty de « resituer l’économie dans sa dimension historique ». Même si, « lorsqu’il dit vouloir penser les questions économiques comme des questions de sciences sociales, il ne le fait pas complètement, en ne considérant pas les dimensions culturelle ou symbolique du capital, ou bien le pouvoir politique des différentes classes sociales ». Or, la principale proposition de l’économiste – un lourd impôt sur le patrimoine –, « si radicale qu’elle mettrait quasiment fin à la rente », nécessiterait sans aucun doute un rapport de force politique tel qu’il serait possible de réformer la société bien plus en profondeur. Et de s’interroger : « Pourquoi, en ce cas, se focaliser sur ce seul moyen alors que, finalement, l’impôt est une correction d’une répartition qui a déjà eu lieu ? »

Ce dossier, mêlant historiens, économistes et sociologues, offre l’occasion d’un dialogue en profondeur entre disciplines. Et les objections sur l’approche « économiciste » de Thomas Piketty peuvent être tempérées par un point de vue plus optimiste : « Piketty fait des efforts en ce sens, et il ne faut pas oublier d’où il vient ou d’où il part. » Le médiéviste italien Giacomo Todeschini, auteur d’un remarquable article montrant que la « dévalorisation des pauvres “peu méritants”, telle qu’on la connaît dans la société capitaliste, est bien antérieure à la révolution industrielle », salue ces échanges interdisciplinaires autour de cet ouvrage. « Les économistes néolibéraux, ni d’ailleurs les marxistes, ne discutaient quasiment jamais avec nous autres historiens, alors que nos travaux pouvaient, comme dans le cas présent, faire apparaître de notables convergences. Il vaut mieux, ajoute l’historien, accueillir quelqu’un comme Piketty pour se confronter, plutôt que de le rejeter dans les bras de la majorité dominante des économistes orthodoxes. »

[^2]: Libération, 17 octobre 2013.

[^3]: Le Monde, 10 mai 2014.

Idées
Temps de lecture : 7 minutes

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