Tunisie : Les enfants perdus de la Révolution

REPORTAGE. À l’origine du Printemps arabe, les jeunes ont été écartés de la reconstruction démocratique du pays. Leur frustration grandit alors que les perspectives d’emploi sont toujours aussi bouchées.

Patrick Piro  • 23 avril 2015 abonné·es
Tunisie : Les enfants perdus de la Révolution
© Photo : Patrick Piro

Et si l’on vous propose un poste là-bas ? « On file direct ! » Qatar, Dubaï, Arabie Saoudite, peu importe le régime ou la longitude, mais du travail. Issam Balti avait un contact avec la Libye, « mais il s’est évaporé l’été dernier, les islamistes ont détruit les installations… » Stagiaire à l’aéroport de Tunis, 24 ans, il ne se berce pas d’espoir. Quatre ans après la chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011, le nombre de diplômés chômeurs – catégorie à part entière, avec ses associations – est passé de 400 000 à 700 000, chiffrant l’énorme inadéquation du système éducatif avec le monde du travail. Fin mars, Issam participe à l’un des débats du Forum social mondial (FSM) à l’université El Manar de Tunis – « Comment faire de la politique autrement ? » « Je n’ai pas de piste, tranche son collègue Mohamed Mzoughi. C’est pour cela que je ne m’intéresse plus à la politique. Elle doit servir à changer la vie. Or, nous n’avons rien vu venir depuis 2011. »

Il rappelle que le soulèvement a été mené par des jeunes au chômage qui revendiquaient un horizon économique et le démantèlement du clientélisme. « On avait été éduqués à faire allégeance au RCD de Ben Ali pour trouver du boulot. On ne veut plus de ça. Et pourtant… » En colère, il dénonce le gros coup de piston dont viennent de bénéficier deux de ses voisins pour intégrer une banque sans la moindre qualification. Il a vu les jeunes se bousculer à l’Union patriotique libre (centre, libéral) du très riche homme d’affaires Slim Riahi, attirés par la promesse « qu’il y aurait des emplois. Mais rien… » Du travail : pour des milliers de jeunes Tunisiens, l’utilité politique se résume à ce simple programme. Foued Kraiem, responsable commercial dans une société informatique, est entouré d’amis chômeurs en galère dans sa région de Kairouan. Depuis 2013 et les premiers assassinats politiques [^2], il a viré « opposant à la Révolution », et plus encore après l’attentat du musée du Bardo à Tunis, où trois jeunes islamistes radicaux ont tué vingt-deux personnes. C’est dit calmement, comme un lieu commun. Selon la politologue Olfa Lamloum, 90 % des jeunes de 18 à 35 ans considèrent que leur situation ne s’est pas améliorée depuis quatre ans [^3], et montrent « une baisse de moral inquiétante ». Selon une étude du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), 70 % des suicides, en 2014, concernaient des personnes de cette même tranche d’âge. « Sans parler des tentatives de départ vers l’Europe, voire pour le jihad, dont la Tunisie est un pays de recrutement privilégié, constate le sociologue Mohamed Nachi. La jeunesse est désemparée, son désenchantement d’autant plus fort que la Révolution avait soulevé un réel enthousiasme. »

Des chercheurs du FTDES et d’International Alert ont enquêté plusieurs mois sur l’état de la jeunesse dans des régions conflictuelles, comme le bassin minier de Redeyef, site des soulèvements ouvriers de 2008 qui ont présidé à la Révolution. Dans le très pauvre gouvernorat de Kasserine, les trois principales trajectoires offertes aux jeunes sont la contrebande, la drogue ou l’émigration clandestine, relate Hayet Halimi, militante associative dans un atelier FSM sur l’exclusion dans les quartiers populaires. Et depuis peu, l’enrôlement dans les bandes terroristes qui sévissent près de la frontière avec l’Algérie. Au nord-ouest de Tunis, dans les quartiers surpeuplés de Douar Hicher et d’Ettadhamen, autant stigmatisés que sous Ben Ali comme nids de violence et de vocations salafistes, 99 % des 740 jeunes de 18 à 35 ans interrogés par Olfa Lamloum jugent que les politiciens ne travaillent que pour leur propre intérêt. Alors que les moins de 30 ans représente 53 % de la population, ils n’occupaient que 4 % des sièges de l’Assemblée constituante de 2011, en dépit de dispositifs censés faciliter leur participation – mais pas leur élection, car les listes de candidats étaient contrôlées par les partis. La foire d’empoigne qui a succédé au démantèlement de l’ancien régime [^4] en porte une responsabilité importante. « Les jeunes sont en demande de politique, mais ils sont très critiques envers les mœurs des partis et de l’élite », analyse Mohamed Nachi. « Aujourd’hui, je ne suis plus rien », se définit Oussama Kraiem. Entré à 17 ans au Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki (président de 2011 à fin 2014), il en est vite sorti. « Ça s’est très mal passé, débat d’idées ou responsabilités, ils ne nous ont laissé aucune place. On me faisait distribuer des tracts pour chasser l’électeur. » Khaoula Chikhaoui, 26 ans, n’est pas tendre avec ces « plus âgés qui nous prennent à la légère en nous renvoyant notre manque d’expérience. Les partis se considèrent comme des entreprises en concurrence ». Étudiante en chimie, elle est passée, après la Révolution, par les rouages du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT, devenu Parti des travailleurs) – tradition fréquente au sein de la jeunesse affiliée à l’Union générale des étudiants de Tunisie (Uget). « On nous donnait à lire des textes de Staline ! » Fayçal Hafiane, conseiller du nouveau Président, Béji Caïd Essebsi, constate benoîtement : « La jeunesse a beaucoup été mobilisée lors des campagnes électorales mais elle a eu tendance ensuite à déserter d’elle-même les appareils politiques [^5]. »

Sourire entendu d’Azyz Amami, l’un des blogueurs les plus notoires du soulèvement populaire, lors d’un débat du FSM questionnant la place des jeunes, « entre apathie et révolution ». « On se lamente régulièrement sur leur absence dans les instances. Mais pourquoi donc attendre qu’ils participent à une machine qui dysfonctionne ? Gouvernement, partis, Parlement, tout ça, c’est anti-citoyen. » En 2010, avec quelques amis, il a fait le tour des partis, légaux et clandestins, pour conclure à l’impasse. « C’était l’heure de descendre dans la rue. » La rue, qui reste pour les jeunes le lieu de la contestation… et de la répression. Mariem Bribri, du collectif « C’est mon droit », relève que 80 % des poursuites contre des manifestants concernent les 14-35 ans, « et parfois pour des motifs tels que “chants irritants” ou “outrages par la parole” »  ^6. Azyz Amami met le doigt sur l’un des principaux blocages générationnels de la politique tunisienne : après vingt ans de chape de plomb, les militants historiques réclament leur part de soleil. « Sur fond de chantage émotionnel : car eux ont souffert, sont passés par la prison, ont été torturés. Nous serions donc des ingrats. » Échappatoire, les jeunes tentent de s’investir dans les associations, y compris confessionnelles, dont le nombre est passé de 10 000 à 15 000 depuis 2011. Certains y cherchent un moyen de contourner l’impasse économique en y créant leur emploi. Mohamed Mzoughi reconnaît que son unique engagement associatif, au sein du réseau mondial d’étudiants Aiesec, ne visait qu’à décrocher un stage pour « percer la forteresse Schengen ». Pourtant la frustration perdure, constate un gestionnaire de communauté de Jamaity, jeune plateforme d’information pour la société civile, « car l’activisme associatif ne suffit pas pour faire déboucher les projets, y compris sur le plan politique. Nous avons livré à l’Assemblée nationale un rapport sur la violation des droits des jeunes : il ne s’est rien passé. C’est très décourageant ». Azyz Amami, qui se définit comme un cyber-dissident, continue à prôner la résistance et l’invention au sein des réseaux sociaux pour rénover une politique traditionnelle « qui ne comprend pas nos modes d’action pas plus que notre désintérêt pour la cuisine partidaire. Par exemple, nous nous activons quand une personne de gauche soutient une personne de droite parce qu’elle est opprimée ». *Avec quelques amis,** Khaoula Chikhaoui a eu le déclic après le Forum social mondial de 2013, tenu à Tunis également. *« Tous les débats montraient qu’il y avait moyen de changer la société et de faire de la politique en dehors des partis. » Le Réseau alternatif des jeunes (RAJ) naît quelques mois plus tard. Petit mais « enragé », il mobilise contre le FMI ou le gaz de schiste, prépare des assises des jeunes « avec les régions marginalisées ». Avec une implantation notable dans le bassin minier, terre de Boughadir Kramti. « À Redeyef, je vis dans un milieu où tout le monde fait de la vraie politique, qui cherche des solutions au chômage et à la pollution au phosphate, qui organise la solidarité face à la pauvreté. » Khaoula et Boughadir étaient dans la rue en janvier 2011. Et si l’on vous propose un travail à l’étranger ? Moment de flottement. « Réponse difficile. Si l’on reste et que rien ne se passe, on va vieillir sans avoir fondé de famille. Mais partir, c’est trahir son pays… »

[^2]: Dont Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.

[^3]: Colloque Orient XXI, 6 février (orientxxi.info)

[^4]: Qui s’est notamment traduite par la légalisation de près de 160 partis, contre 6 sous Ben Ali.

[^5]: Voir orientxxi.info

[^6]: ibid

Monde
Temps de lecture : 8 minutes

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