Un million de Britanniques souffrent de la faim
À deux semaines des élections générales, David Cameron vante un bilan économique qui est aussi une catastrophe sociale. Un désengagement massif de l’État allié à la vieille tradition du paternalisme conservateur. Correspondance en Grande-Bretagne, Emmanuel Sanseau.
dans l’hebdo N° 1350 Acheter ce numéro
Avec 5,6 % de chômeurs et une croissance parmi « les plus rapides des grandes économies », David Cameron bombe le torse. Si le Premier ministre britannique sollicite un second mandat aux élections générales du 7 mai, c’est qu’il veut tout de même « finir le travail ». Au « chaos » de son adversaire travailliste Ed Miliband, il oppose la promesse d’un « futur stable et brillant ». Mais, pour qui s’attarde sur son bilan social, les éloges sont moins flatteurs. Deux chiffres résument la situation : l’année de son élection, 40 000 Britanniques avaient eu recours au Trussel Trust, principale banque alimentaire du pays. Cette année, ils seront un million.
Tandis que M. Cameron y voit simplement l’effet « des difficultés que traverse le pays », une étude de l’université d’Oxford imputait ce mois-ci la faute aux sanctions accrues contre les bénéficiaires des allocations sociales et aux coupes budgétaires dans les dépenses publiques. D’autant que la culture du bas salaire et de l’extrême flexibilité du travail, confortée par le bâillonnement préalable des – syndicats, imprègne fermement l’économie britannique. Au cours des cinq dernières années, les conservateurs ont pu exprimer librement leur mépris envers les indigents – la baronne Anne Jenkin assura par exemple que l’aide alimentaire explose car « les pauvres ne savent pas cuisiner » – tout en démantelant vigoureusement les derniers vestiges de l’État social. N’oublions pas qu’ici, 13 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté. La sexagénaire qui a pris poste à l’accueil de la banque alimentaire de Fallowfield, dans la banlieue sud de Manchester, ne cache pas sa colère envers les élites britanniques : « C’est une attaque contre les pauvres. » Du coup, elle préfère qu’on n’écrive pas son nom : l’association Trussel Trust, très à cheval sur les relations publiques, défend à ses volontaires « d’exprimer des opinions politiques ». En cet après-midi d’avril, dans le quartier étudiant de la deuxième conurbation d’Angleterre, les pauvres arrivent au compte-gouttes, mines angoissées, pour y chercher trois jours de denrées alimentaires. « On voit beaucoup de familles qui ne s’en sortent plus, assure la bénévole en place. Des gens malades qui ont perdu leur emploi, d’autres qui n’ont plus que des allocations pour vivre. La politique du gouvernement, c’est que tout le monde doit travailler. Mais même les gens qui travaillent peuvent se retrouver à vivre au jour le jour. Il suffit de commettre une toute petite erreur pour se retrouver ici. »
Seulement, l’aide alimentaire se limite aux « cas d’urgence. » Puisque l’État se réserve encore le droit de déterminer qui est pauvre et qui ne l’est pas, c’est à différents services publics (médecins, assistance sociale, etc.) qu’incombe la distribution de coupons alimentaires. Ces morceaux de papier rouge que les indigents déplient fébrilement dans les 420 franchises du Trussel Trust. « Les gens doivent prouver qu’ils sont dans le besoin, expliquer leur situation », assure Michelle McHale, bénévole pour la même association à Hulme, dans le centre de Manchester. « S’ils sont endettés, ils doivent apporter des justificatifs bancaires. Si leurs allocations sociales ont été interrompues par des sanctions, ils doivent le prouver. » Sans quoi ils se verront refuser l’aide des « food banks », qui ne sont d’ailleurs pas autorisées à leur donner plus de trois rationnements par semestre. Si l’État social est déliquescent, l’administration est toujours là pour susurrer le sens des responsabilités à l’oreille des pauvres. L’explosion de la faim n’a rien d’accidentel. Alors que le royaume compte plus de milliardaires par habitant qu’aucun autre pays au monde, le désengagement de l’État en matière sociale était formulé dès 2010 par le projet de « Big Society » de M. Cameron. L’idée : substituer une communauté citoyenne et philanthropique (déployée à grand renfort de réformes du service public) à un État social dit « hors de prix ». Accouché d’un long travail de « décontamination » du Conservative Party, le projet rénovait leur marque politique autant qu’il ranimait la vieille tradition du paternalisme conservateur. Et on a vite compris que la responsabilité individuelle prévalait encore davantage sur ce qu’il restait de « mamma étatique » : par exemple, le nouveau régime de sanctions, introduit dans la protection sociale en 2012, interrompt chaque année le versement des allocations de près d’un million de personnes. « La misère fait partie intégrante de notre modèle néolibéral, explique Stephanie Polsky, chercheuse spécialisée dans la philanthropie contemporaine. La Big Society donne l’illusion que les gens sont ce qu’ils sont en fonction de leurs efforts et de leurs mérites. D’autant plus qu’elle suggère qu’on est “ tous dans le même bateau ” [slogan de campagne des conservateurs, NDLR] », alors même que les ultra-riches profitent allègrement de la souplesse fiscale britannique. « Même le système des coupons alimentaires distribués par l’administration peut être interprété comme un système de contrôle des pauvres, sans réelle tentative de questionner les causes de la pauvreté. »
Tout au plus, la « Big Society » aura produit le consentement nécessaire pour laisser le champ libre à l’austérité du gouvernement Cameron : soit 35 milliards de livres (environ 49 milliards d’euros) retirés des services publics depuis 2010. Le 7 mai, les Britanniques auront ainsi le choix entre cinq ans d’austérité accrue avec les conservateurs, et cinq ans de désengagement social larvé avec les travaillistes. Tandis que le ministre des Finances, George Osborne, promet 12 milliards de coupes supplémentaires dans les dépenses sociales en cas de réélection des conservateurs, Ed Miliband s’engage à « des réductions budgétaires de sens commun ». Eu égard à la récente fragmentation du paysage politique britannique, trois fenêtres s’ouvrent pourtant sur une alternative au radicalisme néolibéral : le Plaid Cymru gallois, le SNP écossais et les Verts du Green Party. Leurs trois dirigeantes ont placé la lutte contre « le consensus austéritaire économiquement insoutenable » de Westminster au cœur de leurs campagnes électorales. Les alliances qui découleront des élections seront cruciales.