Une loi « dangereuse pour l’État de droit »
Présenté en Conseil des ministres la semaine dernière, le projet de loi sur le renseignement a provoqué l’inquiétude des associations de défense des libertés, qui jugent insuffisant le contrôle des activités des services.
dans l’hebdo N° 1347 Acheter ce numéro
Le nouveau texte élargit considérablement le champ d’action des services de renseignement et multiplie leurs moyens techniques. Ou tout du moins les légalise, car la plupart des pratiques écrites ici noir sur blanc sont déjà utilisées en dehors de tout cadre judiciaire, même si elles ne sont juste pas clairement autorisées par la loi. Dans l’exposé des motifs, les rédacteurs du projet ne s’en cachent pas. Il s’agit d’ « offrir un cadre légal général aux activités des services de renseignement » et à leurs agents, lesquels demeurent, pour le moment « exposés à des risques pénaux injustifiés ». Un « blanchiment légal » que dénoncent notamment Amnesty International, la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat de la magistrature et le Centre d’études sur la citoyenneté, l’informatisation et les libertés (Cecil). Ces organisations s’alarment de l’impact de ce projet de loi sur les droits des citoyens.
De toutes les pratiques prévues dans le projet de loi, celle des « boîtes noires » est probablement la plus contestée. Selon l’article L. 851-4, le Premier ministre pourra imposer aux entreprises du numérique de « détecter, par un traitement automatique, une succession suspecte de données de connexion ». En d’autres termes, il s’agirait de recourir à un algorithme pour trier toutes les données des opérateurs et autres fournisseurs de services afin de trouver des individus « suspects », dont l’anonymat serait levé « en cas de révélation d’une menace terroriste ». Sur quoi sera fondé cet algorithme, quels comportements il est supposé détecter, nul ne le sait. Interrogé sur ce sujet, le gouvernement botte en touche et invoque le « secret de la défense nationale ».
« C’est un peu la NSA des pauvres, ironise Adrienne Charmet, On demande [aux entreprises du numérique] d’être des auxiliaires de surveillance. » Ce chalutage profond de quantité de données « change la nature même du renseignement en plaçant l’algorithme au cœur de notre mode de gouvernance », souligne le Conseil national du numérique. Et l’on ne peut que s’interroger : la machine est-elle à ce point infaillible que seuls de dangereux terroristes pourraient être ainsi repérés et « préventivement » appréhendés ?
En pratique, le recours à cette surveillance technologique est soumis à l’aval du Premier ministre, seul juge de l’opportunité de telles pratiques dans les cas présentés. Mais celui-ci doit préalablement demander l’opinion de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), une nouvelle instance. Composée de quatre parlementaires, quatre actuels ou anciens membres du Conseil d’État et de la Cour de cassation, et d’une « personnalité qualifiée en matière de communications électroniques », cette commission est présentée par le gouvernement comme garante des droits des citoyens. Elle devra rendre un avis, sur sollicitation du Premier ministre, que celui-ci décidera de suivre, ou d’ignorer. Pour Laurence Buisson, la garantie présentée par cette instance n’est qu’ « illusoire ». Non seulement l’avis rendu n’est pas contraignant, mais le Premier ministre peut également s’en passer, en cas « d’urgence absolue », selon le texte. Certes, la commission peut demander l’interruption de la surveillance, mais rien n’est fait pour faciliter cette saisine. « Lorsque la commission donne son avis a priori, l’opinion du seul président de la commission peut suffire [il réunit la commission s’il a des doutes sur l’opportunité du dispositif sollicité, NDLR], mais lorsqu’il s’agit de saisir le Conseil d’État, et donc d’assurer le respect des libertés, l’accord de la majorité absolue de la commission est nécessaire. La CNCTR fonctionne sur une logique inversée ! », dénonce Laurence Buisson.
À bien des égards, ce projet de loi nécessite un débat de fond. C’est en tout cas ce que réclament les associations, qui s’en prennent à la façon dont ce projet est mené tambour battant par le gouvernement. Présenté en Conseil des ministres le 19 mars, le texte sera examiné par la Commission des lois de l’Assemblée nationale à partir du 30 mars, avant d’être discuté en séance les 13 et 16 avril prochains. « Ce projet est mené à un rythme d’enfer qui empêche la société civile et les parlementaires de se préparer. Il n’y a pas de temps de réflexion, on noie la société civile sous la rapidité », souligne Adrienne Charmet, de la Quadrature du Net. L’association invite les citoyens à s’emparer de la question en appelant leurs parlementaires pour leur faire part de leurs inquiétudes. « Est-ce que l’opinion publique se saisira de ce sujet comme elle l’avait fait pour Edvige ? », s’interroge Pierre Tartakowsky. Le délai est court, la question complexe, et l’issue du débat à l’Assemblée d’autant plus prévisible que les députés UMP, enthousiastes, ont déjà fait savoir qu’ils voteraient le projet de loi en l’état. Les organisations ne cachent pas leur pessimisme. Pour Laurence Buisson, « nous sommes dans un moment démocratique extrêmement préoccupant ». Car, avec ce type de mesures, « il n’y a pas de retour en arrière ».