Argentine : pourquoi l’avortement ne passe pas ?
Le pays, réputé progressiste, fait figure de paradoxe en continuant de refuser l’IVG. Quant à l’Amérique latine dans son ensemble, ses lois sont parmi les plus répressives au monde.
dans l’hebdo N° 1352 Acheter ce numéro
Cinq mille femmes mourraient chaque année d’un avortement clandestin sur le continent latino-américain [^2]. Une région où les lois sont parmi les plus répressives au monde en matière d’interruption volontaire de grossesse. L’Argentine ne fait certes pas partie des six pays qui l’interdisent sans aucune exception : l’article 86 de la loi qui prohibe l’IVG lève la sanction en cas de viol, de malformation fœtale ou de danger pour la femme. Mais l’interdit continue de peser, avec risques de poursuites pour les femmes et les praticiens.
Si, à l’instar du Brésil et du Chili, l’Argentine est gouvernée par une femme, s’affirmant comme partie prenante du bloc des États progressistes du cône Sud, la pénalisation de l’avortement s’y révèle encore plus paradoxale que dans les pays voisins. Et ce en raison d’une série de lois qui en font un pays précurseur en matière sociétale. Le mariage a été accordé aux couples homosexuels dès 2010. Depuis 2012, il est possible de choisir son identité de genre, sans l’accord préalable d’un médecin ou d’un juge, ni intervention médicale ou prise d’hormones. Dernière petite révolution en date, moins spectaculaire et toute symbolique, mais qui fait de l’Argentine une exception mondiale : la suppression, dans le nouveau code civil adopté en octobre, de la notion de fidélité au sein du mariage. Autant de mesures iconoclastes qui nuancent l’argument commun selon lequel la Présidente, Cristina Kirchner, n’ouvrirait pas le débat sur l’avortement afin de soigner ses relations avec le pape argentin. Pour Mabel Bellucci, auteure de l’ouvrage Histoire d’une désobéissance. Avortement et féminisme, et membre de la Campagne nationale pour l’avortement légal, sûr et gratuit, les raisons sont à chercher ailleurs. D’abord dans les convictions de Cristina Kirchner, qui s’est prononcée fermement contre l’avortement. Ensuite dans le particularisme du système politique, largement dominé par le péronisme. Dans un pays tel que l’Uruguay, voisin géographiquement et culturellement, une loi dépénalisant l’avortement a vu le jour en 2012 à la faveur du consentement de l’ex-président Mujica à ouvrir le débat, mais aussi, selon Mabel Bellucci, « car il n’y a pas de péronisme en Uruguay. Le péronisme est un populisme, et l’avortement n’est pas un thème populiste ». Autre piste développée, celle de la politique historiquement nataliste du pays, dont la superficie représente cinq fois la France, et dont la population atteint à peine 42 millions d’habitants.
Pourtant, au sein de la campagne pour la dépénalisation, Mabel Bellucci côtoie des militantes péronistes et « cristinistes ». Adela Segarra, qui a présenté en avril 2014 un projet de légalisation de l’IVG au Parlement, est députée kirchnériste. Sa stratégie, au sein d’un parti qui se revendique « national-populaire » : insister sur l’urgence sociale de la dépénalisation « afin d’abolir la situation d’inégalité entre femmes aisées et celles qui sont sans ressources », agitant le chiffre de 500 000 avortements clandestins par an, dont 300 se solderaient par un décès. Car, si les femmes qui ont les moyens de payer avortent illégalement dans des conditions sanitaires correctes, ou traversent le rio de la Plata pour rejoindre l’Uruguay, les autres doivent subir le calvaire des pratiques ancestrales en la matière – cintres et aiguilles à tricoter. Les plus chanceuses ont recours à l’avortement médicamenteux. Mais, bien souvent, il s’agit là encore d’un parcours de combattante.
Laura, 31 ans, a avorté deux fois sous Misoprostol. Ce n’est pas un médicament conçu à des fins abortives, mais un antiulcéreux dont l’effet secondaire est de provoquer dans 90 % des cas une fausse couche chez la femme enceinte. Il est donc théoriquement possible de se le procurer avec une ordonnance dans n’importe quelle pharmacie. Par le bouche-à-oreille, Laura a réussi à décrocher une consultation chez un médecin militant qui lui a prescrit le précieux remède, quand d’autres femmes ont recours à la falsification d’ordonnances. Pourtant, la première fois, elle a dû se rendre dans cinq pharmacies avant qu’on consente à le lui fournir. La seconde fois, elle a envoyé un ami. Les pharmaciens n’ignorent évidemment pas l’usage détourné par les femmes du Misoprostol, et sont plus prompts à le vendre aux hommes. Au regard d’autres femmes qui n’ont pas réussi à s’en procurer ou dont la grossesse était trop avancée (la méthode est fortement déconseillée après trois mois), Laura concède : « Je suis privilégiée, je suis informée sur le Misoprostol, vivant dans une capitale comme Buenos Aires, et, grâce aux réseaux de solidarité, j’ai pu y avoir accès. Mais ce fut une source de stress et d’anxiété énorme, alors que j’étais sûre de mon choix. S’il m’est arrivé de ne pas me protéger, aujourd’hui je suis hypervigilante. Pourtant, dès que j’ai un rapport, j’ai peur et je fais systématiquement un test de grossesse. »
Une sexualité sans entraves n’est donc pas encore d’actualité pour les Argentines. Mabel Bellucci, qui se revendique « activiste féministe queer », oppose ce retard à ce qu’elle qualifie d’ « homonationalisme », le gouvernement voulant jouer l’avant-garde, alors qu’au même moment les femmes n’ont toujours pas le droit de disposer librement de leur corps. La chercheuse est pourtant pleine d’espoir : « Notre conquête, c’est notre lutte, c’est ce mouvement de femmes qui n’a pas d’égal ailleurs en Amérique latine. » Une lutte qui, de fait, incombe aux mouvements sociaux. En pleine année électorale, le thème n’apparaît pas à l’ordre du jour de la campagne, sauf de la part des principaux candidats à la succession de Cristina Kirchner, qui réaffirment leur opposition au droit à l’avortement.
[^2]: Source : Fédération internationale du Planning familial.