Arthur Rimbaud : Quand « je » est vraiment un autre
Jean-François Demay* retrace la vie d’Arthur Rimbaud dans un récit à la première personne du singulier. Audacieux mais réussi.
dans l’hebdo N° 1352 Acheter ce numéro
« J’ai 15 ans. Je marche dans Charleville. Je souris, car je viens enfin d’achever le poème qui va me rendre célèbre. » Qui aurait pu écrire ces lignes ? « Quinze ans », « Charleville », c’est bien lui ! Ce gamin habité par cette certitude arrogante et naïve nous est si familier que l’on s’interroge : que peut-on encore dire de Rimbaud ? Il fallait une idée, Jean-François Demay l’a eue : faire écrire Rimbaud lui-même. Recomposer à partir de la correspondance du poète, et de ce qu’ont appris de lui ses meilleurs biographes, dont Jean-Luc Steinmetz [^2], un récit le plus fidèle possible. Il fallait pour cela une main légère, presque invisible. Le pari est réussi. Et l’illusion parfaite. À croire qu’il n’y a plus ici que du Rimbaud, avec ses mots rageurs, sa dévorante ambition de gamin qui veut « changer la vie », sa détestation de la bourgeoisie, la haine de sa ville ardennaise qui s’identifie à la famille et à la mère, bigote rabougrie qui « considère la littérature comme dangereuse ». Et cette irrépressible envie de fuir. Car, du premier au dernier jour de cette vie si brève, il y aura toujours la fuite, le rêve d’un ailleurs. Un rêve qui tourne au cauchemar quand le jeune homme découvre qu’il n’y a pas d’ailleurs dans la vraie vie. Quand le voyage imaginaire, celui « des pieuvres et des indiens » découverts dans les livres d’aventure, devient errance dans la réalité d’un monde de lucre, de canons et de misères tropicales. Comme si l’homme mûr comprenait que le graal n’était accessible que par la poésie, trop tôt abandonnée.
Ce que montre Demay, c’est un volcan qui peu à peu s’éteint. Mais l’éruption adolescente est grandiose. La haine de la guerre, de ces uniformes rouges « pour ne pas se salir au moment du meurtre ». La sensualité incandescente du garçon « débraillé comme un étudiant » qui observe « les alertes fillettes » aux yeux « tout pleins de choses indiscrètes ». Puis la fugue. Paris, la Commune et « l’espoir qui coulait dans [les veines des communards] » avant de se répandre « dans le caniveau ». Et surtout Verlaine, dont « l’absinthe est la muse », tiraillé entre deux amours, entre deux vies. Et les « amants infernaux » qui se déchirent jusqu’au coup de feu, fatal à leur passion. Et encore la route, toujours la route. Et l’écriture qui s’assèche pour n’être bientôt plus qu’épistolaire et appel à l’aide. Quand le printemps apporte « l’affreux rire de l’idiot ». Demay a réussi un tour de force stylistique. Son récit nous plonge dans le tragique de ce destin qui reste l’histoire d’une révolte pure et insatiable jusqu’à épuisement du corps. Et jusqu’à cette lettre pathétique datée d’Aden, le 8 octobre 1887 : « Je voudrais bien en finir avec ces satanés pays. » Mais pas question de revenir en France : « Je ne puis plus vivre sédentairement ; et, surtout, j’ai grand-peur du froid, puis, enfin, je n’ai ni revenus suffisants, ni emploi, ni soutiens, ni connaissances, ni profession, ni ressources d’aucune sorte. » Il est loin le vagabond céleste « pressé de trouver le lieu et la formule » ! Fin de l’aventure.
Mais le petit livre qui nous est ici proposé est aussi un bel objet. Les superbes illustrations de Fabien Montes donnent à voir l’errance, le rêve et, au fond, la solitude du poète. Et puis il y a dix-sept poèmes proposés chronologiquement. C’est peu, mais conforme à l’objectif, puisque l’ouvrage s’adresse d’abord aux jeunes, et à tous ceux qui voudront découvrir Rimbaud. Comme une initiation à son œuvre. Des poèmes que l’on retrouve sur un CD, dits par la comédienne et poétesse Emmanuelle Favier, avec un accompagnement musical de qualité.
[^2]: Rimbaud, Tallandier, 1991.