Atermoiements fumeux

Des milliers de morts, des milliards d’euros de coût : problème de santé publique avéré, la pollution de l’air est aussi un gouffre financier. Et la politique française est loin d’être à la hauteur.

Patrick Piro  • 20 mai 2015 abonnés
Atermoiements fumeux
© Photo : PHILIPPE LOPEZ / AFP

Attention, gros chiffres. Les rapports chocs sur la pollution de l’air se succèdent. Le dernier en date, fin avril, émane de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La mauvaise qualité de l’air, dans 53 pays d’Europe et à proximité, a provoqué en 2012 quelque 600 000 décès prématurés par an, dont 482 000 provoqués par la pollution atmosphérique, et 117 200 liés principalement aux émanations des foyers ouverts dans les habitations des régions les plus pauvres. Le total atteint 7 millions de morts à l’échelle mondiale, soit un doublement de l’estimation de l’année précédente. La pollution de l’air est la première cause de morbidité d’origine environnementale, souligne l’OMS.

En raison de la complexité des évaluations, les données naviguent dans des fourchettes assez larges selon les études, mais elles cernent un problème de santé publique de premier ordre. Pour la France, le rapport estime à 17 000 le nombre de morts prématurés (on voit périodiquement circuler le chiffre de 42 000 décès, issu d’une étude européenne fondée sur des données de l’an 2000). Selon l’OMS, les maladies vasculaires (cardiaques et cérébrales) représentent entre 60 et 80 % des pathologies. Dans sa région « Europe » (les 53 pays étudiés), l’organisation relève une donnée très préoccupante : plus de 90 % des habitants sont exposés à des niveaux annuels de particules fines supérieurs aux recommandations de l’OMS sur la qualité de l’air. En moins d’une décennie, la pollution de l’air s’est révélée, dans un grand nombre de pays, comme un problème majeur sur le plan de la santé publique, mais aussi de l’impact économique. Et on voit apparaître depuis peu des estimations alarmantes de cet impact économique. Des montants faramineux. Le coût annuel des morts prématurés et des maladies, pour les 53 pays cités par l’étude OMS-OCDE, atteint 1 400 milliards d’euros par an – l’équivalent d’un dixième du PIB de l’Union européenne ! En France, on dispose depuis quelques mois seulement de repères ponctuels. En avril, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) estimait les coûts pour le système de soin français des maladies les plus courantes attribuables à la pollution de l’air (asthme, diverses bronchites aiguës ou chroniques, cancers des voies respiratoires) : entre 1 et 2 milliards d’euros par an, dont une moitié pour l’asthme. Soit jusqu’à 30 % du déficit de la branche maladie de la Sécurité sociale, commente l’Inserm, qui estime pourtant cette évaluation très optimiste. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié l’an dernier une évaluation portant sur l’air intérieur, ajoutant aux dépenses sanitaires le coût des décès prématurés et des pertes de production estimées : 19 milliards d’euros par an. Et depuis février dernier, une commission sénatoriale s’est attaquée aux conséquences économiques et financières de la pollution de l’air – dépenses sanitaires, impacts sur l’eau, les sols et la biodiversité, la salissure des bâtiments, etc. « Cela n’a encore jamais été fait, relève la sénatrice écologiste Leila Aïchi, rapporteure de la commission dont les conclusions sont prévues pour juillet. Nous nous attendons à un total de plusieurs dizaines de milliards d’euros par an. » L’opinion publique semble avoir pris conscience de l’importante du problème. Selon un eurobaromètre paru en septembre, la pollution de l’air, avec 56 % des citations, arrivait en tête des préoccupations environnementales des Européens, et ce pour la troisième année consécutive en France. Emmanuelle Cosse, secrétaire nationale d’EELV et conseillère régionale d’Île-de-France, se dit « stupéfaite » de voir les gens poser spontanément dans la rue des questions sur la pollution de l’air. « Depuis le pic du printemps 2014, la société exprime nettement un refus d’en être victime, et la voiture est pointée du doigt. »

Même si elle n’est pas la seule fautive, la circulation automobile est la première cible, et surtout les véhicules diesel en raison des particules fines qu’ils émettent, source principale de morbidité due à la pollution de l’air (voir pages suivantes). « Nous constatons un renversement de l’opinion envers le diesel, affirme Sébastien Vray, porte-parole de l’association Respire, qui agit pour la qualité de l’air. Avant, on me traitait d’anti-voiture, aujourd’hui des mères nous appellent, inquiètes, parce qu’on interdit aux enfants de jouer dans la cour lors des pics de pollution. » Face à l’ampleur du problème et à la montée des inquiétudes, le retard des politiques publiques est criant. En mars dernier, nouveau dépassement du seuil d’alerte aux particules fines en région parisienne : comme l’année précédente, il aura fallu une semaine de tergiversations et de polémiques pour déclencher la circulation alternée [^2], mesure d’urgence phare pour faire baisser la pollution. Le gouvernement en redoutait-il l’impopularité la veille du second tour des élections départementales ? « On n’a pas noté de protestations féroces… », ironise Sébastien Vray. Les écologistes, qui jugent « scandaleux » que la décision échoie au préfet, demande que la circulation alternée devienne automatique quand le seuil de pollution est dépassé. Ils en ont convaincu la maire de Paris, Anne Hidalgo, et la ministre de la Santé, Marisol Touraine, mais pas la ministre de l’Écologie, Ségolène Royal, qui a réitéré son aversion pour les mesures « punitives » : « Personne ne peut imposer, ni vociférer ni exiger » la circulation alternée. Une mesure dont l’efficacité est critiquée par les pro-voitures : elle a généré moins de 10 % de réduction de la pollution en moyenne. « Mais les dérogations sont si nombreuses que le trafic n’a baissé en réalité que de 20 %. Le gain n’est donc pas anecdotique, et surtout pour les personnes les plus exposées à la pollution », défend Sébastien Vray, qui s’inquiète de l’accumulation, depuis des mois, des manquements de Ségolène Royal – abandon de la taxe poids lourds et de l’interdiction des feux de cheminée en région parisienne, report du règlement sur la qualité de l’air dans les crèches, coupes dans le budget d’Airparif.

Car les échauffements suscités par les épisodes de pic ont tendance à occulter la défaillance des politiques sur les mesures de long terme – réduction du trafic automobile, des émissions chimiques et agricoles, des mauvais appareils de chauffage au bois –, essentielles pourtant pour réduire l’exposition chronique de la population. Selon Airparif, 2,3 millions de Franciliens respirent régulièrement un air non conforme [^3]. La région capitale, stigmatisée par la bataille parisienne (voir encadré), n’est pourtant pas la plus touchée en moyenne annuelle pour la concentration en particules fines PM10 (voir p. 19), devancée par Marseille, Lille, Lyon, Nice, Grenoble et l’agglomération de Lens-Douai, selon une étude publiée en janvier par l’Institut national de veille sanitaire (InVS). Le 29 avril, la Commission européenne rappelait Paris à l’ordre, brandissant la menace d’une action en justice si des mesures « ambitieuses, rapides et efficaces » n’étaient pas prises sous deux mois pour limiter l’exposition aux particules fines, « alors que les limites maximales journalières pour les PM10 sont dépassées dans dix zones » – celles définies par l’InVS, pour l’essentiel, Martinique en plus. Conformément aux directives européennes, la France aurait dû appliquer des mesures de protection de la population depuis 2005. Le dépassement des seuils de PM10 a même justifié, en 2011, un premier renvoi de Paris devant la Cour de justice de l’Union européenne. Ségolène Royal s’est contentée pour l’instant de lancer un appel à projets « villes respirables ».

[^2]: Les véhicules n’ont le droit de circuler qu’un jour sur deux, selon que leur plaque porte un chiffre pair ou impair.

[^3]: Les normes de l’Union, qu’applique la France, sont environ deux fois moins exigeantes que celles de l’OMS.

Écologie
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Pollution : Respirer tue
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