Comprendre la Turquie d’Erdogan
Figure intellectuelle de la gauche turque, Ahmet Insel analyse l’évolution du pouvoir musulman de l’AKP.
dans l’hebdo N° 1353 Acheter ce numéro
En France, la « nouvelle Turquie », celle qui a brusquement rompu en 2002 avec quatre-vingts ans de kémalisme, est un objet inépuisable de curiosité. Ces islamistes qui ont conquis le pouvoir par les urnes, qui sont-ils ? Nos commentateurs ont eu du mal à se convaincre que ce Parti de la justice et du développement (AKP) n’obligeait pas les femmes à se voiler, ni ne décapitait les mécréants. On a parlé de « musulmans-démocrates », à la manière des chrétiens du même nom. Et il a fallu plusieurs années pour que la critique se porte là où elle le devait, c’est-à-dire moins sur la question religieuse que sur le libéralisme et un conservatisme moisi. Ahmet Insel, économiste et politologue turc, professeur à Paris-I après l’avoir été à Galatasaray, nous propose un livre éclairant sur l’histoire de ce courant politique qui n’entre pas dans nos cases pré-formatées. Il remonte pour cela à la chute de l’Empire ottoman et à la révolution kémaliste des années 1920, qui a laïcisé et occidentalisé à la hussarde (et à la française) une société encore archaïque. Il analyse la lente déchéance de ce régime appuyé sur l’armée, prompte au coup d’État. Jusqu’au putsch dit « postmoderne » de 1997 qui a été, en réaction, l’un des facteurs de l’ascension de l’AKP. Il revient surtout sur la cause majeure de la victoire électorale de 2002 : la faillite financière de l’année précédente.
À sa façon, libérale, l’AKP, porté par une croissance record jusqu’en 2007, a modernisé et urbanisé un pays frappé d’immobilisme depuis de nombreuses années. Mais voilà qu’au moment où le régime semblait s’installer dans les esprits, il est rattrapé par la question démocratique. Non pas tant du fait de son « islamisme », qu’en raison de la dérive autoritaire d’un homme : Recep Tayyip Erdogan.
Ahmet Insel analyse le grand tournant de 2007 et 2008 avec la crise économique et le raidissement du pouvoir, lequel instrumentalise la découverte d’un projet de coup d’État plus supposé que réel. Barbouzes, militaires néo-kémalistes, juges, opposants, journalistes sont arrêtés. C’est le procès Ergenekon (nom emprunté à la mythologie turque). Le régime en profite pour museler la presse et l’opposition. La répression des manifestations de 2013 du parc Gezi d’Istanbul portera le coup de grâce au « rêve démocratique ». Ahmet Insel pointe au passage le rôle négatif de l’Union européenne et de la France de Nicolas Sarkozy, qui, en fermant les portes de l’Europe pour de mauvaises raisons, ont contribué au durcissement du régime. Ce livre sera précieux pour tous ceux qui veulent comprendre la complexité d’une Turquie redevenue actrice majeure de la politique régionale.