Dominique Rousseau : « Un autisme politique »

Pour Dominique Rousseau, l’épisode du TCE traduit un divorce profond et ancien entre le peuple et ses représentants.

Olivier Doubre  • 27 mai 2015 abonné·es
Dominique Rousseau : « Un autisme politique »
Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I.
© AFP

Constitutionnaliste, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, Dominique Rousseau s’était engagé contre le projet de traité constitutionnel européen. Il observe depuis des années – et notamment à la suite du référendum de 2005 – l’écart entre le peuple et ses représentants, de plus en plus béant. Dans son dernier livre (1), il s’interroge sur les moyens d’une refondation de la démocratie, par un renforcement du rôle et de l’expression des citoyens.

Fin janvier, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, au lendemain de la victoire de Syriza en Grèce, déclarait tout de go au Figaro  : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Dix ans après le référendum de 2005, qu’en pensez-vous ?

Dominique Rousseau : Cela a le mérite d’être clair ! Plus sérieusement, cela montre bien le mode de gestion de l’Union européenne. Celle-ci traverse une crise profonde, quoique ancienne, qui n’est pas monétaire ou économique, mais bien politique. L’UE ne fonctionne pas car elle n’a pas de direction politique : les citoyens, ou le politique, en sont quasiment absents – même s’il y a un Parlement européen. En fait, les citoyens n’existent que comme opinion publique européenne. Tant qu’on n’aura pas transformé cette opinion publique en une communauté de citoyens disposant des moyens d’action pour peser sur la détermination des politiques européennes, cette crise perdurera. Ce qui manque à l’Europe, c’est de permettre aux peuples d’avoir à délibérer sur des choix politiques. Cela nous renvoie à la fameuse phrase de Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative ! » Or, en démocratie, par définition, il y a toujours des alternatives. Sinon, on est dans un régime autoritaire, de parti ou de pensée uniques.

**Le référendum de 2005, synonyme de démocratie bafouée, marque-t-il une date particulière, notamment dans l’histoire de la Ve République ? **

Peut-être pas dans l’histoire de la Ve République, car il y a déjà eu un référendum où le « non » l’a emporté. C’était en 1969. Mais la grande différence est qu’à ce moment-là le général de Gaulle, alors président de la République, s’était engagé : désavoué, il avait immédiatement quitté ses fonctions. En 2005, Jacques Chirac s’était engagé pour le « oui » : il a perdu, mais il n’a pas démissionné… C’est l’un des éléments à l’origine de ce que j’appelle dans mon livre « l’autisme constitutionnel » ou « l’autisme politique »  : les représentants n’ont ni entendu ni écouté ce que la société ou les représentés disaient. On observe un vrai découplage entre décision et responsabilité. Ce référendum a été l’un des éléments révélateurs par lesquels la société s’est rendu compte que ses représentants ne l’écoutaient plus. Il y avait eu un précédent en 1986, quand la politique du président Mitterrand avait été désavouée (à tort ou à raison, peu importe) et qu’il était resté en fonction. Les électeurs se demandent donc pourquoi faire passer un message au Président s’il reste à l’Élysée.

Avec des conséquences inquiétantes : abstention, rejet de la politique, montée de l’extrême droite…

Ces conséquences résultent de la prise de conscience de ce fossé entre la classe politique et les citoyens. Une classe politique qui se replie sur elle-même, sur ses enjeux, ses intérêts propres, et qui en oublie les gens qu’elle devrait représenter. Les citoyens se détachent donc de plus en plus de leurs représentants, mais, ce qui est peut-être plus grave, ils le font sans être nécessairement en colère : ils ne votent plus, ils n’adhèrent plus à des partis politiques et ils s’occupent de leurs affaires. Toutefois, ils le font aussi en créant des liens de solidarité et leurs propres règles de vivre-ensemble, sans se préoccuper de ce qu’« ils » font là-haut. Ainsi, lorsqu’un enfant rom est menacé d’expulsion, par exemple, on voit les parents d’élèves de son école former immédiatement un collectif pour s’y opposer. Et ce n dehors des partis politiques ou des fédérations de parents d’élèves. Ce type de mobilisations prend d’ailleurs une forte ampleur dans certains pays : les Indignés, Podemos, les mouvements Occupy, ou toutes celles qui sont à la base de la coalition Syriza en Grèce… Partout dans le monde, on voit bien qu’il y a une aspiration de la société à produire elle-même ses propres règles de vie, parce que les représentants ne s’occupent plus de la société, ou marginalement.

Dans votre dernier ouvrage, vous appelez à une « refondation » de la démocratie, ou plutôt à la « radicalisation » de ses principes. Quelle voie, ou quelle méthode, pour surmonter les obstacles que vous venez de décrire ?

Le principe de la démocratie représentative, comme nous l’avons déjà dit, conçoit le peuple comme ignorant ce qui est le mieux pour lui. Il faut, au contraire, parvenir à poser comme préalable que le peuple, avec son vocabulaire propre et ses préoccupations, est porteur de normes et de manières de vivre. Et qu’il est capable de produire les règles qui permettent à une société de s’organiser. Je veux donc croire qu’il existe au sein de la société des formes d’organisation, peut-être encore embryonnaires, qui portent en elles-mêmes cette ambition. Je pense aux ZAD, aux associations de défense des biens communs, à diverses mobilisations qui peuvent être le ferment d’une volonté du peuple d’imposer de nouvelles règles de vie et d’organisation collective. Mais je pense aussi à l’institution d’une assemblée sociale, qui pourrait devenir une autre assemblée délibérative pour donner une place et une voix à la société civile et organiser la représentation du peuple physique. En remplaçant le Conseil économique, social et environnemental, en lui donnant de réels pouvoirs délibératifs, à côté du Sénat et de l’Assemblée nationale. C’est, je crois, une piste pour résoudre le fossé immense entre la classe politique et le peuple.

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