Il n’y a pas que Daech et Assad
Le régime est au moins autant menacé par l’avancée de la coalition des rebelles à l’ouest du pays que par les percées du groupe jihadiste dans les zones déseriques.
dans l’hebdo N° 1355 Acheter ce numéro
La conquête de Palmyre par Daech a eu pour effet de centrer l’attention internationale sur la menace que font à présent peser les jihadistes sur Damas. La facilité avec laquelle les troupes d’Al-Baghdadi ont pu traverser le désert syrien sur plus de 200 kilomètres sans être attaquées par l’aviation de Bachar Al-Assad a peut-être aussi permis de prendre conscience du double jeu du régime.
Depuis deux ans, comme le répète inlassablement Jean-Pierre Filiu (voir Politis n° 1354), l’armée loyaliste épargne soigneusement Daech pour concentrer ses coups sur les autres courants de la rébellion. En laissant faire la prise de Palmyre, quitte à sacrifier plusieurs centaines de ses soldats, Bachar Al-Assad n’a-t-il pas espéré provoquer une intervention internationale en sa faveur ? C’est en tout cas le genre de calcul machiavélique dont il s’est rendu coupable depuis le début du soulèvement en mars 2011, favorisant la militarisation et la confessionnalisation du conflit. C’est une nouvelle fois la preuve que Bachar Al-Assad n’est absolument pas le rempart contre Daech, et qu’il ne peut en aucun cas faire partie de la solution politique. L’idée d’une stratégie délibérée est d’ailleurs accréditée par l’appel inhabituel du chef du Hezbollah, qui intervenait dimanche depuis Nabatieh, au Liban. Hassan Nasrallah a appelé « tout le monde au Liban et dans la région à prendre ses responsabilités face au danger que représente le projet takfiri [^2] ». Un danger, a-t-il dit, « existentiel ». L’analyse du très subtil leader du Hezbollah repose évidemment sur une réalité. Mais elle vise surtout à absoudre le régime de Damas de ses crimes et à le replacer dans le concert international au moment où il est aux abois. Au passage, c’est la première fois que Nasrallah reconnaît une implication directe du puissant mouvement chiite libanais aux côtés de l’armée syrienne. Mais, en attirant nos regards sur Daech, l’épisode tragique de Palmyre masque une autre réalité. Si Daech contrôle à présent tout l’est du pays, c’est-à-dire la partie désertique qui va de la frontière irakienne à Palmyre, une autre bataille a pour enjeu l’ouest urbanisé et la vallée de l’Oronte (dont le nom arabe signifie « le fleuve rebelle »).
C’est évidemment de ce côté que « penche » le pays, avec un axe nord-sud qui comprend Alep, Idlib, Hama, Homs, Damas et Deraa, à la frontière jordanienne. Or, le régime, qui emploie ici tout ce qui lui reste de forces, soutenu par le Hezbollah libanais et des milices iraniennes, a essuyé plusieurs revers au cours des dernières semaines. La coalition des rebelles occupe notamment toute la zone nord-ouest, autour d’Alep et d’Idlib, une ville de 160 000 habitants située sur la route qui mène à Lattaquié et au fief de la famille Assad. Le régime est au moins autant menacé sur cette enclave alaouite qu’à Damas. Mais, surtout, la coalition qui combat dans cette région fait partie d’une éventuelle solution politique qui pourrait se construire avec d’anciens proches du régime, en rupture de ban. La coalition des rebelles rassemble deux groupes islamistes syriens, le front Al-Nosra, affilié à Al-Qaïda, et les salafistes d’Ahrar Al-Cham, l’un et l’autre en guerre contre Daech, ainsi que plusieurs courants révolutionnaires regroupés dans l’Armée syrienne libre (ASL), héritiers du soulèvement de 2011. Ossama Abou Zayed, porte-parole de l’ASL, a récemment indiqué que, « depuis l’hiver 2014 », la coalition se bat « sur deux fronts, contre le régime et contre l’État islamique (Daech, NDLR). »
[^2]: Le takfirisme est une doctrine qui prêche l’excommunication et la violence à l’encontre des musulmans dits apostats, qui ont pris leurs distances avec la religion. Nasrallah désigne évidemment ici Daech.