Ils voulaient une autre Europe
Quatre voix opposées au traité constitutionnel européen lors du référendum de 2005 analysent l’évolution des débats depuis cette mobilisation mémorable. Un combat toujours actuel.
dans l’hebdo N° 1355 Acheter ce numéro
Il y a peu de chance que l’on entende les voix du « non » au traité constitutionnel européen (TCE), dix ans après un référendum qui s’était traduit par son rejet, au soir du 29 mai 2005. Le mouvement social et citoyen qui exprima majoritairement un refus de gauche, avec un vote massif des classes populaires, a pourtant laissé des traces dans la classe politique et sociale. « Pour moi, cette expérience de démocratie citoyenne est la plus achevée en France et en Europe. C’était la première insurrection démocratique contre l’Europe libérale, la deuxième étant la victoire de Syriza en Grèce », affirme Francis Wurtz, député européen et président du groupe de la Gauche unitaire européenne (GUE) au Parlement européen lors du référendum. Le député communiste rappelle que la victoire du « non » français fut suivie, quelques jours plus tard, par celle du « non » néerlandais.
Mais il y a eu cette « forfaiture du président de la République, Jacques Chirac, qui n’a pas retiré sa signature au bas d’un traité que le peuple de France avait rejeté. Formellement, le texte restait en débat au niveau européen », regrette Raoul Marc Jennar, chercheur diplômé de sciences politiques, qui animait une petite unité de recherche sur la mondialisation avec le soutien de Pierre Bourdieu et d’Oxfam. Dès 2004, il rejoint Yves Salesse, alors président de la Fondation Copernic, pour lancer l’appel des 200 : « Dire non au traité constitutionnel pour construire l’Europe », puis part sur les routes expliquer lors de débats citoyens en quoi le rejet du TCE permettrait de reprendre le processus d’intégration européenne sur des bases démocratiques, sociales et écologiques. À l’époque, « on croyait profondément à ce slogan : “Une autre Europe est possible.” Aujourd’hui, on n’y croit plus ». Liêm Hoang Ngoc, l’un des animateurs du « non » socialiste au TCE avec le député PS Henri Emmanuelli a bataillé contre la direction du Parti socialiste, favorable au « oui ». « On voulait montrer qu’il y avait des socialistes partisans du “non” qui pouvaient se faire l’écho de la majorité de l’électorat socialiste ». Pour lui, « la prise de position du peuple au moment du référendum est structurante, car on voit se dessiner le camp de ceux qui s’opposent à l’Europe libérale et le camp de ceux qui la défendent ». Mais, dans les années qui ont suivi le référendum, « les socialistes du “non” n’ont pas été au bout de leur démarche », déplore Liêm Hoang Ngoc, qui deviendra en 2008 secrétaire national adjoint en charge de l’économie au PS.
La mobilisation citoyenne était d’une belle ampleur : près d’un millier de collectifs unitaires actifs, qui deviendront plus tard des comités antilibéraux, se souvient Pierre Khalfa, l’un des secrétaires nationaux de l’Union syndicale Solidaires et l’un des dirigeants d’Attac France en 2005. Les syndicalistes, principalement de la FSU, de la CGT et de Solidaires, côtoyaient des militants politiques, associatifs, altermondialistes, et de simples citoyens désireux de s’investir pour une échéance jugée décisive. « C’est parce que le “non” se voulait européen qu’il l’a emporté. Le mouvement altermondialiste était encore fort au niveau européen après 2005. Mais ensuite, en pleine crise économique, il a disparu en 2010 avec le dernier Forum social européen d’Istanbul. Il ne reste pas grand-chose de ce débat public pour la simple raison qu’il n’a servi à rien », affirme celui qui milite désormais dans Ensemble, troisième force du Front de gauche. En 2007, quand approche la présidentielle, « la dynamique unitaire se fracasse devant les sectarismes politiques et l’incapacité d’avoir une candidature unique à la gauche du PS sur la base de la campagne contre le TCE », déplore Pierre Khalfa. Élu président de la République, Nicolas Sarkozy réussit le tour de force de remettre en selle le TCE, renommé traité de Lisbonne. « Un copier-coller, à quelques mots près, du TCE. Or, en France, il est adopté sans référendum par un Parlement godillot et une majorité du groupe socialiste qui a fait un cadeau royal aux partisans de l’Europe libérale », dénonce Francis Wurtz. Député européen jusqu’en 2009, quand le traité de Lisbonne entre en vigueur, il n’a pas de mots assez durs pour analyser cette étape franchie par l’Union : « C’est une faute extrêmement grave. Un coup porté à la démocratie et à la confiance dans le projet européen. On me le rappelle encore aujourd’hui : “À quoi cela sert de s’investir dans un scrutin alors que les dirigeants européens passent outre ?” »
Liêm Hoang Ngoc, député européen en 2009 et représentant des socialistes français au sein de la commission des Affaires économiques et monétaires du Parlement européen, constate que « ce qui n’a pas été avalisé au grand jour lors des référendums l’a été par la suite dans le lobbying que l’Allemagne a exercé auprès du Conseil européen et de la Commission européenne pour que les principes ordo-libéraux soient inscrits dans les textes européens ». Raoul Marc Jennar mesure à sa manière les dégâts causés par la constitutionnalisation des politiques néolibérales : « Les partis qui ont contribué à ce que le traité de Lisbonne entre dans le droit français ont commis un crime contre la démocratie. Ils ont dégoûté des milliers de personnes, nourri l’abstention et le vote FN. » Et d’ajouter que ces dix dernières années, « les choix des gouvernements français ont conforté l’idée que cette Union européenne n’est pas réformable ». Au traité de Lisbonne succède l’adoption en 2012 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), aussi nommé Pacte budgétaire européen, et du Mécanisme européen de stabilité (MES). « Tout cela est entrepris dans le sens opposé des attentes exprimées par la majorité du peuple français. On approfondit les abandons de souveraineté », souligne Raoul Marc Jennar, qui, comme Francis Wurtz, est interpellé dans ses conférences contre le projet de grand marché transatlantique entre les États-Unis et l’UE : « En 2005, je rencontrais des personnes qui n’acceptaient pas que l’on critique l’UE. Aujourd’hui, je me fais rabrouer par des gens qui perçoivent très négativement l’idée de rassembler les peuples d’Europe. » Dès 2010, « la réponse de l’oligarchie européenne à la crise économique a été de mettre en place des politiques d’austérité massives qui ont abouti à des catastrophes économiques et sociales en Grèce et en Espagne », estime Pierre Khalfa, qui remarque que Podemos, parti de gauche espagnol, et Syriza, parti de la gauche anti-austérité en Grèce, « ont pris le dessus sur l’extrême droite ».
Tout en pointant la « fuite en avant d’une Europe libérale et autoritaire avec la centralisation du pouvoir budgétaire, économique et financier », Francis Wurtz relève que, « depuis le début de cette année, nous sommes entrés dans une nouvelle étape gravissime de la crise de la construction européenne avec la Grèce. C’est une épreuve de vérité qui pèsera lourd dans les consciences. Il y aura un avant et un après Syriza, qui a été un événement sans précédent depuis le début de la construction européenne », prévient le député communiste. Raoul Marc Jennar tempère en rappelant que Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, a expliqué qu’il « ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », quelques jours après la victoire électorale de Syriza en Grèce. Une façon aussi de dénier encore toute légitimité à ces voix qui disent toujours « non » à l’Europe libérale.