Jean Baubérot : « Le triomphe d’une laïcité identitaire »
En réaction à l’éviction d’une élève musulmane de son collège pour une jupe trop longue, le sociologue et historien Jean Baubérot s’inquiète de voir la laïcité défigurée par un processus inquisitorial.
dans l’hebdo N° 1352 Acheter ce numéro
Le 24 avril, Maryse Dubois, principale du collège Léo-Lagrange à Charleville-Mézières (Ardennes) écrit aux parent de Sarah, 15 ans, qu’elle lui a refusé l’entrée de son établissement parce qu’elle considérait la jupe noire et longue portée par cette jeune musulmane comme un « signe ostentatoire d’appartenance religieuse ». L’événement enflamme les réseaux sociaux, la communauté éducative et la presse. Le 30 avril, la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem, déclare : « Aucune élève ne peut être exclue en fonction de la longueur ou couleur de sa jupe. » Mais elle ajoute : « L’équipe pédagogique a fait preuve du discernement nécessaire ». Elle n’aurait pas jugé la tenue mais « le prosélytisme de la part de l’élève ».
Quand la commission Stasi préparait ce qui allait devenir la loi de 2004 sur les signes ostensibles à l’école, la longueur des jupes n’était pas mentionnée. Qu’est-ce qui a changé ?
Jean Baubérot : On a glissé vers une atteinte au droit commun. Toute femme a le droit de porter une jupe longue mais on contesterait ce droit aux élèves musulmanes accusées d’en faire une provocation. Cela conduit à devoir chercher qui est religieux, qui porte un foulard en dehors de l’école, et donc à une forme d’inquisition.
Pourquoi la vision de la laïcité s’est-elle tant crispée ?
Le mandat de Nicolas Sarkozy avec son discours de Grenoble ou le débat sur l’identité nationale a été désastreux. Depuis, triomphe une espèce de laïcité identitaire adepte d’une France imaginaire reconstruite en réaction à la France multiculturelle actuelle. La France de 1905 comptait 8 ou 9 millions de musulmans parce que l’Algérie était un département français. Il n’y avait pas l’idée de menace. La mosquée de Paris a été construite en 1920 avec des fonds publics… Il faut stopper toute vision quantitative de la laïcité où l’on décrète que des gens sont plus laïcs que d’autres. Cela aboutit à faire le jeu de Marine Le Pen qui, en proposant des mesures extrêmes comme faire interdire le voile dans la rue, se présente comme la plus laïque de tous. Ce qu’a d’ailleurs reconnu la philosophe féministe Élisabeth Badinter ! Quand Nicolas Sarkozy dit « si on veut des menus sans porc, on n’a qu’à aller dans le privé », il fait le contraire de ce que défendaient les laïcs. Émile Combes, laïc le plus dur, disait dans une circulaire de 1903 qu’il fallait donner du poisson le vendredi dans les écoles pour ne pas exclure les petits catholiques. Offrir des alternatives alimentaires n’est en rien une atteinte à la laïcité. On transforme en atteintes des choses qui n’en sont pas pour pouvoir être plus répressif et fabriquer une école publique communautarisée autour d’élèves libres penseurs ou catholiques.
Au-delà du « signe », aurait été incriminé le comportement de la collégienne. « L’atteinte » irait au-delà de la tenue ?
Il n’était pas question de comportement au départ. L’Éducation nationale a dit n’importe quoi pour se défendre. Caroline Fourest a été encore plus loin en fustigeant « l’intention » de l’élève. La commission Stasi avait pourtant établi une liste limitative de « signes ». Mais on soulève à chaque fois un nouveau problème… En 1989, le Conseil d’État a considéré que les signes religieux étaient tolérés sauf si le comportement était manifestement ostentatoire : refuser des cours ou la discipline ou faire du harcèlement prosélyte. En quoi cette élève a-t-elle eu un comportement délictueux ? Sous couvert de laïcité, on porte aujourd’hui atteinte aux libertés. C’est la longueur de la jupe, mais aussi sa couleur et là où elle a été achetée… La jeune fille se retrouvant à devoir dire quel magasin et quel prix à des enseignants que ça ne regardait pas. Que la ministre de l’Éducation d’un gouvernement de gauche couvre, c’est invraisemblable ! À sa création, l’école publique était neutre religieusement mais bienveillante à l’égard de la religion. La finalité de la laïcité, c’est d’abord la liberté de conscience. La France est en train de défigurer la laïcité aux yeux du reste du monde.
Derrière cette affaire, n’y a-t-il pas la peur de la radicalisation et du jihad ?
En embêtant les filles, on va rendre attirants les extrémistes. Si on n’inclut pas ces élèves dans le pacte républicain, si elles ne sont pas à l’aise à l’école publique, à un âge où on cherche des repères, elles vont chercher à se réfugier ailleurs. C’est totalement contre-productif. Propos recueillis par